– Commencer mission ok ?
– Ok
– 250 colis, volume 1 400 dm3, dites ok
– Ok
– Allée 4
– Ok
– Emplacement 17
– Ok
– Numéro correspondant ?
- 2-3
– 4 [pour 4 colis]
– 4

C’est un dialogue qui se répète, en boucle. Un dialogue entre un préparateur de commandes dans un entrepôt de la grande distribution alimentaire et… un logiciel informatique. Sociologue du travail et doctorant au sein du laboratoire Institutions et dynamiques historiques de l’économie et de la société (Idhes) de l’université Paris-I, David Gaborieau a travaillé deux mois par an, pendant sept ans, comme préparateur de commandes, avec un chariot électrique, sur des plates-formes logistiques de supermarchés. Il a étudié l’impact de l’introduction de la commande vocale dans la chaîne logistique.

Des employés d’un entrepôt "C Discount" dans le sud de la France, en décembre 2012. | JEAN-PIERRE MULLER / AFP

Comment s’est développée la logistique ?

David Gaborieau : L’émergence du secteur est liée aux transformations du monde industriel. Autrefois, la logistique s’effectuait au sein de l’usine. Mais dans les années 1970-1980, un mouvement d’externalisation est apparu. Le secteur automobile, par exemple, n’a voulu conserver dans l’usine que son cœur de métier. La naissance de l’entrepôt est aussi liée au mouvement de concentration dans la grande distribution. Dans les années 1960, l’entreprise Danone livrait 90 000 points de vente. Trente ans plus tard, elle ne livrait plus que trente centrales d’achats regroupant ces établissements.

Dans les années 1980, ces évolutions ont été accompagnées d’un discours de valorisation de la logistique, présentée comme un secteur clé, le « trésor caché » de l’industrie qui pouvait être une vraie source de profits. Vétustes, les entrepôts ont commencé à se moderniser avec l’introduction de logiciels informatiques et, au début des années 2000, de nouveaux outils comme la commande vocale.

Aujourd’hui, l’e-commerce contribue à l’essor de la logistique, même s’il ne représente encore que 8 % de l’activité. Tout le monde ne s’en rend pas compte, mais le cœur de métier d’Amazon, ce n’est pas de gérer un site Internet, mais bien une main-d’œuvre ouvrière dans des entrepôts.

Comment se déroule une journée type dans un entrepôt ?

Lorsque l’on arrive à l’entrepôt, qui est devenu un lieu sécurisé, on badge pour entrer dans le parking, puis pour entrer dans le bâtiment. Là, c’est la pointeuse. Dans certains entrepôts, on peut prendre dès l’accueil le « talkman » (un petit boîtier informatique) et le casque, muni d’un micro. Pas besoin d’attendre un chef. Enfiler son casque, c’est être à son poste. On allume son « talkman » et tout se passe par la voix numérique. On donne son identifiant et on dit « ok » pour commencer sa mission.

A partir de là, la voix annonce les colis à prendre, un à un. On valide, on donne le code détrompeur (un numéro affiché devant le colis). On fait le tour de l’entrepôt en prenant les articles demandés et on les met sur la palette. Le jeu, c’est de les faire tenir en équilibre. Ensuite, on « filme » la palette – l’emballer avec un film étirable –, on la dépose sur un quai, puis on recommence. On fait cela en continu, pendant sept à huit heures.

Tous les ordres sont donnés par la machine, on peut passer presque toute sa journée seul. Plus de 70 % des entrepôts de la grande distribution alimentaire utilisent la commande vocale.

Qu’a changé l’introduction de cette commande vocale ?

Elle a induit une forme d’intensification du travail : selon l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS), le guidage vocal a accru le rythme de 10 % à 15 %. C’est aussi une intensification de l’encadrement, une perte d’autonomie, un resserrement de tous les pores de l’organisation. Tous les espaces où il y avait un peu de souplesse dans l’entrepôt, où l’on pouvait discuter et faire le travail à sa manière sont supprimés. Cela correspond à une rationalisation du travail, selon les préceptes du taylorisme.

L’ordinateur a une puissante fonction d’encadrement. Dans un entrepôt, on peut savoir où en est un ouvrier toutes les 15 secondes. Même si, parfois, on voit dans une salle de pause un ouvrier en train de valider des colis parce qu’il a appris les codes détrompeurs par cœur… Mais les stratégies de contournement sont limitées.

Quel est le profil des ouvriers travaillant dans ces entrepôts ?

La majorité des préparateurs de commandes ont entre 25 et 35 ans. Après quatre ou cinq ans comme préparateur de commandes, des problèmes de santé commencent à apparaître. Ces jeunes ont souvent un CAP, un BEP ou un bac professionnel, dans beaucoup de domaines différents, pas forcément liés à l’industrie. Ils n’ont pas réussi à travailler dans le domaine pour lequel ils ont été formés (ou ne l’ont pas souhaité) et se retrouvent, à un moment de leur vie, dans un entrepôt.

Beaucoup sont issus d’un milieu populaire et ont démarré leur parcours ouvrier assez tôt. Pour certains d’entre eux, l’entrepôt logistique, ce n’est pas pire qu’ailleurs : ils ont connu d’autres formes de pénibilité dans les abattoirs ou dans l’agroalimentaire, par exemple. Les agences d’intérim savent que quelqu’un qui a fait six mois dans un abattoir pourra supporter la cadence et les conditions de travail en entrepôt.

On rencontre aussi des diplômés de la logistique, qui ont un BTS et veulent faire carrière dans la logistique. Mais c’est très difficile : dans un entrepôt où 80 % des salariés sont des ouvriers, l’ascension sociale est compliquée. Cela crée des frustrations. Ces jeunes se rendent compte assez vite que l’on a besoin d’eux pour un travail répétitif. Il y a un décalage entre leur niveau de diplômes, leurs attentes et la réalité du métier ouvrier.

Les ouvriers n’ont-ils pas tendance à être de plus en plus qualifiés ?

Il y a effectivement des métiers ouvriers qui se sont qualifiés, mais ce n’est pas le cas de la préparation de commandes. Le travail nécessite très peu de savoir-faire et même celui qui pourrait exister, faire une « belle palette » par exemple, n’est pas valorisé.

La qualité ouvrière n’est pas la même que la qualité managériale. Celle-ci implique davantage de contrôle, de normes de traçabilité et moins d’autonomie, ce qui ne donne pas forcément plus de sens au travail. Chez McDonald’s par exemple, la qualité est très importante : le système de gestion a été perfectionné, l’organisation du travail est très proche de ce que l’on peut voir dans une usine, avec un flux permanent de produits. Mais le travail n’est pas plus enrichissant.

L’automatisation a-t-elle permis de rendre le travail moins pénible ?

Dans les entrepôts, on entend souvent que le préparateur de commandes est le mineur d’il y a trente ans. Les cadres ont l’impression que c’est le dernier endroit où il y a du travail très répétitif, physique. Ils essaient de lutter contre cela, mais à la marge : ils se mettent d’accord avec les syndicats sur des « seuils acceptables », essaient de réorganiser le travail pour améliorer la santé. Mais cela peut avoir des effets pervers. L’INRS a par exemple constaté que le filmage des palettes faisait augmenter très fortement le rythme cardiaque, donc on réfléchit à automatiser le filmage. Mais s’ils ne filment plus, les ouvriers iront chercher encore davantage de colis, une tâche répétitive… Si on ne modifie pas le mode de carrière, il n’y aura pas de réelle amélioration.

Il y a aujourd’hui une chimère de l’automatisation. L’automatisation transforme le métier mais ne le fait pas disparaître. On a l’image de l’ouvrier de l’industrie automobile qui actionne une machine, mais les métiers que propose l’industrie sont encore très répétitifs. Et une grande partie du travail pénible a été externalisée vers les sous-traitants, ce qui permet de mettre en avant des usines automobiles très propres, où ne subsistent que les métiers les plus valorisés. En mettant en avant l’automatisation, on crée un discours mythique qui occulte la réalité du travail. Et on occulte une classe sociale.

Est-ce que les salariés des entrepôts se décrivent comme des ouvriers ?

Non, ce terme n’est pas utilisé. Pour eux, les ouvriers, c’est l’usine. Ils ne pensent pas rester longtemps à leur poste, il n’y a pas d’identification à un groupe, un secteur.

L’usage du terme ouvrier disparaît, mais la culture ouvrière existe toujours. C’est encore un travail masculin, physique, avec un rapport au corps particulier : on est viril tout en accordant une grande importance au fait de préserver sa santé. Il y a aussi une ambiance et des blagues typiques, on s’amuse à faire des prouesses avec ses machines, on se moque des novices, on dit « catin » ou « sapin » au lieu de « 3-1 » pour répondre à la commande vocale… Cette sociabilité et cet humour peuvent parfois porter des collectifs assez soudés.