Le réalisateur Francis Ford Coppola a installé un distributeur d’histoires courtes au Cafe Zoetrope, son restaurant de San Francisco. | Olivier Alexandre/Short Edition

Alors que d’autres figures du cinéma sont à Cannes, Francis Ford Coppola fait la ­promotion de la ­littérature à San Francisco, au Cafe Zoetrope, son restaurant de North Beach, le quartier italien. Cette brasserie très parisienne, aux rideaux de velours rouge, est située au rez-de-chaussée du Sentinel Building, bâtiment au nez pointu et à la façade de cuivre datant de 1907. Dans ce « Flatiron de San Francisco », que le cinéaste a racheté au début des années 1970, il a installé le siège d’American ­Zoetrope, son studio de ­production, et tout en haut, son bureau.

Le cinéaste féru des formats courts

Ce 10 mai, les convives dînent joyeusement. Parmi eux, Willie Brown, ancien maire de la ville, attablé sous une grande affiche des Vacan­ces de ­Monsieur Hulot. Coppola n’est cette fois pas assis dans l’alcôve décorée de menus artistiquement ­gribouillés qui lui est habituellement réservée, mais sur une banquette, près de l’entrée. Un dîneur parmi d’autres… ou presque. L’assemblée fête la sortie du dernier numéro de Zoetrope : All-Story, un magazine trimestriel de nouvelles. Le réalisateur aime les short stories, un genre, dit-il, qui lui ­rappelle le cinéma. Comme les films, les histoires courtes se consomment d’une traite. Le personnage central, ce soir, n’est pas l’auteur du Parrain mais une machine.

Francis Ford Coppola a permis à Quentin Pleplé, cofondateur de Short Story, de filmer leur entretien lorsque celui-ci est venu lui livrer la machine (en haut à droite, les deux hommes, le 9 mai). Le distributeur trône désormais au Sentinel Building (à gauche), l’immeuble acquis par le cinéaste dans les années 1970, siège de son studio de production ainsi que de sa brasserie. | Olivier Alexandre/Short Edition x 3

Cette borne cylindrique terminée par une dalle de bois laquée de verre est un distributeur automatique de nouvelles, connecté à Internet. L’appareil est arrivé de France quelques jours plus tôt. Coppola a insisté pour la placer au centre du café, devant le bar. Avec ses lumières, elle exerce un attrait mystérieux. Les convives hésitent avant d’appuyer sur le bouton à options. Veulent-ils lire pendant une minute ? Trois ? Cinq ? Une fois qu’ils ont décidé, le distributeur leur livre un texte sur un petit rouleau de papier. Format facturette allongée.

« Quelle bonne idée ! Retourner à l’analogique, c’est si rafraîchissant », commente Sam Johnson, un jeune designer « tombé » sur The one who was bored (« celui qui s’ennuyait »), de Sarah Beaulieu. Casson Kauffman, ­plasticienne, apprécie que la machine délivre les textes de manière aléatoire : « C’est cool. Il y a un petit élément de destin. » Elle vient de lire In front of our eyes (« sous nos yeux »), une nouvelle d’une minute de Nicolas Juliam.

Start-up grenobloise

Les textes, traduits pour l’occasion en anglais, ont à l’origine été publiés en ­français sur la plateforme de Short Edition. Cette start-up qui compte maintenant une quinzaine de salariés a été lancée à Grenoble en 2011 avec l’idée de mettre en relations auteurs et lecteurs : les écrivains amateurs y postent leur ­histoire en ligne (condition expresse : qu’elle se lise en moins de vingt minutes). Les lecteurs s’abonnent (gratuitement) et votent (« j’aime cette œuvre »). Quelque 11 000 auteurs ont déjà publié des nouvel­les sur la plateforme, laquelle revendique un fonds de 40 000 textes et plus de 166 000 lecteurs. Chaque histoire est lue avant publication par un comité éditorial d’une centaine de personnes issues de la ­communauté des abonnés.

« L’Interview découverte » de Christophe Sibieude, l’un des cofondateurs de Short Story, sur « La matinale d’Europe 1 », le 3 février 2016 :

Christophe Sibieude : "On cherche à sauver la lecture"
Durée : 06:00

C’est en se servant à la machine à boissons de son lieu de travail qu’en 2013, Quentin Pleplé, cofondateur de Short Edition avec sa mère, Isabelle, et Christophe Sibieude, a eu l’idée du distributeur de ­nouvelles. Moins de deux ans plus tard, en octobre 2015, la première borne était installée à l’hôtel de ville de Greno­ble. Depuis, une vingtaine d’autres sont apparues en France, notamment dans les gares de Rennes, Brest, Bordeaux et Quimper ainsi qu’au centre commercial Italie 2, à Paris. « Quarante autres sont en commande », indique Quentin Pleplé, qui est venu installer le distributeur à San Francisco. Les machi­nes sont louées au mois. Les écrivains amateurs touchent des royalties sur la location des bornes. Les utilisateurs ont accès au contenu gratuitement.

Coppola espère faire école aux Etats-Unis

L’histoire du rapprochement avec Coppola se lit comme un conte de fées. Après avoir eu vent d’un article du New Yorker sur l’installation de la première machine à ­Grenoble, le cinéaste a contacté Short Edition. Isabelle Pleplé, qui a reçu son ­courriel, a cru à une farce. Coppola a insisté. « Je suis allé les voir à Paris et je me suis présenté », raconte-t-il, farceur.

Contrairement aux clients « ­ordinaires », le réalisateur a obtenu de pouvoir acheter – et non louer – son distributeur (pour un montant confidentiel). Il entend y introduire des auteurs américains, et en particulier ceux de son magazine. Son objectif est de faire école, de voir fleurir des rouleaux dans les lieux publics, les bars, les files d’attente des administrations, pour que les citoyens puissent « accéder gratuitement à la culture ». Quentin Pleplé, 27 ans, polytechnicien, spécialiste du big data, est éberlué. Non seulement le maestro aime « sa » machine, mais il lui a permis de filmer leur entretien. « Pour nous, c’est une énorme reconnaissance », apprécie-t-il.

La vending machine (distributeur automatique) a-t-elle un avenir au paradis de la technologie ? Pourquoi les gens de San Fran­cisco adopteraient-ils le papier alors qu’ils peuvent lire le texte directement sur leur smartphone ? Coppola, 77 ans, pionnier des effets ­spéciaux, ami de George Lucas et de Pixar, croit à l’avenir du papier. « C’est une expérience, nous dit-il. Et ce n’est pas commercial. »