Je ne serais pas arrivé là si…

… Si je n’avais pas chanté « moi je construis des marionnettes avec de la ficelle et du papier » à la communion de ma sœur. Je devais avoir quatre ans, j’étais un enfant timide, je suis monté sur la table avec le trac et j’ai eu beaucoup de succès, on m’a applaudi. Après, je suis allé faire la sieste, épuisé et heureux. Puis j’ai essayé de renouveler ce moment-là, de me préparer avec la peur au ventre, et de la faire disparaître dans le plaisir sensuel de la scène.

Dans votre village normand de Saint-Georges-des-Groseillers, vous étiez dans un tout autre environnement. Une mère garde-barrière, un père sous-chef de gare, personne ne faisait ce métier…

Non, mais on pouvait voir Fernand Raynaud à la télé. J’avais plein d’incapacités : pour le sport, le bricolage, etc. Je ne m’exprimais pas très bien, mais je sentais que le langage m’intéressait. J’aimais beaucoup, môme, écrire des rédactions. Je me rêvais parlant mieux que je ne parlais.

Votre père vous a mis à l’école « chez les curés ». Pourquoi ?

Un jour, il a surpris mon frère à 14 h 30 dans les rues de Flers, sortant d’un bistrot ou de je ne sais où. Alors il s’est dit : « maintenant, ils vont aller chez les curés parce que c’est plus sérieux ». Mon père voulait qu’on ait une meilleure situation que lui ; il avait arrêté l’école à 13 ans, souhaitait qu’on fasse des études. Il croyait beaucoup à l’ascenseur social.

A quel moment avez-vous dit à vos parents : j’ai envie d’être comédien ?

Je l’ai gardé pour moi très longtemps. Mais je faisais des spectacles en amateur. A priori, ma mère aurait préféré que je travaille au Crédit agricole et que je fasse du théâtre le soir, juste pour m’amuser avec des copains. J’ai fait une maîtrise de lettres à Caen, et Robert Abirached, directeur de l’institut d’études théâtrales, était mon directeur de thèse. Je me rapprochais du théâtre.

De quelle manière le milieu populaire, dont vous êtes issu, vous a-t-il nourri ?

C’est constitutionnel. Je me sens légitime quand je suis sur scène, parce que c’est le résultat d’un travail, d’une recherche, mais j’ai toujours l’impression de venir du public. Je ne suis pas un enfant de la balle. Ce n’était pas si naturel que cela que je sois là, et en même temps, c’est une volonté farouche. La logique aurait voulu que, ayant monté dans l’ascenseur social, je devienne prof de français. Lors de mes spectacles en amateur, je ressentais une vraie passion. Mais souvent, je comprends mieux les pièces avec mes pieds qu’avec mon cerveau.

C’est-à-dire ?

Je dois me battre avec la langue, avec les mots. C’est lorsque je mets un pied sur un plateau que je comprends le texte.

De quoi parlait le premier sketch que vous avez écrit ?

C’était « dubillardesque », absurde. J’étais un prof de théâtre autoritaire et un peu fou qui n’arrêtait pas d’interrompre l’élève comédien en lui répétant sans cesse : « Quand je dis rien, c’est que c’est bien », « quand je dis rien, c’est que c’est bien. »

D’où vient ce goût pour l’absurde ?

Quand j’étais petit, j’écoutais les contes de Gérard Sire, qui flirtait parfois avec le surréalisme, ou les sketchs de Bernard Haller. Dans l’un d’eux, un personnage montait un escalier. Plus il montait, plus il se rendait compte que les marches étaient hautes. En réalité, les marches n’étaient pas plus hautes mais étaient des lames de rasoir. Plus il montait, plus il rapetissait. J’adorais ce truc-là. J’aime aussi Dubillard, un grand auteur parce qu’il y a un mystère dans sa langue. Quand on le lit, on est paumé. Quand on le joue, tout d’un coup ça remplit l’espace et l’imaginaire. On est sur un nuage, dans un univers hyperpoétique, parce qu’il y a un mystère sur ce qui déclenche le rire.

Vous avez souvent dit avoir eu « l’audace », après votre maîtrise de lettres à Caen, de concourir à la rue Blanche. Pourquoi « l’audace » ?

L’audace, c’était d’avoir envie de faire partie d’un autre monde ; dans lequel je n’avais aucune relation. Il y avait trois écoles nationales gratuites, ce dernier aspect avait son importance parce que mes parents n’étaient pas très fortunés : la rue Blanche, Strasbourg et le Conservatoire. Strasbourg me paraissait trop loin géographiquement et le Conservatoire trop loin socialement. La rue Blanche me semblait plus accessible, et des gens que j’aimais y étaient passés : Guy Bedos, Jean-Pierre Marielle, Jean Rochefort, Michel Serrault. J’ai eu la chance que Brigitte Jaques me repère parmi les élèves comédiens qui cherchaient à entrer dans cette école, et qu’elle ait envie de s’entourer de gens plus âgés que d’habitude, avec des personnalités peut-être déjà un peu plus accomplies. Quand j’ai été reçu à la rue Blanche, ma mère était en larmes. Inquiète, elle disait : « il va rater sa vie ». Pour elle, c’était beaucoup moins sûr que des écoles commerciales.

A Paris, avez-vous ressenti un décalage social, avez-vous eu un temps d’adaptation ?

Je n’ai jamais joué au Parisien. J’avais une lenteur dans le phrasé, lié à ma province. Etre associé à une image provinciale ne me gênait pas ; la force de chacun, c’est son histoire. Lorsque je retourne du côté de Saint-Georges-des-Groseillers voir ma mère, je retrouve une grande pudeur chez les gens. Cette manière de parler, de dire les choses, elle est en moi. Lors d’un de mes premiers spectacles professionnels, on m’avait demandé de prendre un accent rural. J’ai pris mon accent normand – celui que j’utiliserai plus tard dans les Deschiens – et j’ai été retenu parce que cet accent avait une vérité.

Qu’est-ce qui a le plus joué dans votre itinéraire ?

L’entêtement personnel, l’envie de se dire on va y arriver quoi qu’il arrive.

Vous avez douté par moments ?

Pas tant que ça. Lors d’un stage à la Sacem, un fonctionnaire m’avait dit que j’étais bon auteur, mais que je ne serais jamais comédien. J’étais persuadé du contraire. J’ai cru en moi dans la longueur en me disant qu’un jour ça le ferait. A 25 ans, je n’avais pas un physique qui me permettait de dire « il faut que je travaille dans les cinq ans qui viennent, parce qu’après je serai vieux ! » Je voulais vraiment faire l’artiste, écrire et jouer. Ce n’était pas tant être connu que d’occuper mes journées à cela.

En 1989, vous intégrez la troupe de Macha Makeïeff et Jérôme Deschamps. Que retenez-vous de cette période ?

Je ne serais pas arrivé là où j’en suis si je n’étais pas allé voir un spectacle de Jérôme Deschamps, Les petits pas, qui m’avait bouleversé, enthousiasmé et donné envie d’entrer dans sa troupe. J’y ai appris une exigence sur le rire et le besoin d’imagination du public. J’ai toujours en tête une phrase que j’adore, que Michel Bouquet disait à ses élèves du conservatoire : « N’oubliez pas que le public ne vient pas vous voir jouer, il vient pour jouer avec vous. »

Quels sont vos souvenirs les plus forts de cette troupe, dans laquelle vous êtes resté dix ans ?

Une grande liberté d’invention et une forme d’inconscience liée au groupe. On avait un certain culot. Par exemple, nous jouions dans la cour du Palais des papes à Avignon, enfermés dans des petits placards. Dans une scène, Olivier Saladin venait frapper à la porte et je lui ouvrais. Un soir, je n’ai pas ouvert. Il refrappe, je n’ouvre pas, il frappe une troisième fois et je lui dis : « J’étais au fond, je ne vous avais pas entendu. » Cela a déclenché un fou rire. Avec Yolande Moreau, Bruno Lochet, etc., on venait tous d’un milieu populaire, et nous étions regardés par quelqu’un qui, lui, ne venait pas de ce milieu. Et puis Jean-Michel Ribes a eu aussi un rôle essentiel. Je l’ai rencontré en 1988, pour la série « Palace ». Il m’a donné confiance comme auteur.

Vous êtes devenu connu du grand public à la quarantaine, grâce aux Deschiens sur Canal+. Il y a un avant et un après…

La notoriété est arrivée collectivement, on se protégeait les uns les autres. Si l’un était devenu prétentieux, il se serait fait vanner par les autres. En tant que Monsieur Morel, personnage que j’avais créé pour Les Deschiens, j’étais le meilleur. Alors qu’en tant qu’acteur je ne le suis pas. J’avais été très fier de tourner un film avec Lucas Belvaux. Je faisais la couverture de la revue Positif ! Il y avait six pages sur la trilogie de Lucas Belvaux. Je vois mon nom et juste un mot : François Morel, entre parenthèses, « décevant » ! Cela m’a remis à ma place immédiatement. Quoi faire après Monsieur Morel ? C’était un peu compliqué. J’ai eu envie d’arrêter. Je ne voulais pas gérer un seul personnage jusqu’à la fin de ma vie et m’ennuyer. Maintenant, on me parle davantage de mes chroniques sur France Inter que des Deschiens. Cela me plaît bien, parce que c’est plus récent. Cela veut dire que je suis toujours un peu dans la vie !

L’envie de faire rire, elle vient d’où ?

A mon rapport au monde, à ma façon d’être en classe, où j’avais tendance à faire rire. A une volonté d’exister, de séduire. Mais en restant soi-même. Je suis assez laconique. Les chroniques, les chansons, ça me va bien !

Votre absence de cynisme, de méchanceté, votre volonté de donner du courage aux gens, c’est parce que l’époque est dure ?

Oui, quand même, l’époque n’est pas facile. Individuellement, les gens ne vont pas si mal que cela, mais il y a une forme de désespoir collectif. On entend : « Moi ça va, mais le monde est difficile. » Je n’ai pas envie de rajouter du cynisme. J’aime que les gens repartent d’un spectacle un peu plus légers. Le prochain s’appellera : La vie, titre provisoire. Je ne suis pas un Guy Bedos. Parler de Sarkozy ou Hollande ne me passionne pas suffisamment, alors que les petites choses de la vie, la manière de s’en sortir, d’être des gens bien malgré tout, tout cela me passionne. Le courage des gens me touche, j’ai envie de le valoriser, de le partager, même si le positif n’est pas très à la mode.

Vous évoquez aussi souvent le temps qui passe…

C’est quelque chose qui m’émeut. Je ne sais pas pourquoi. Je pense qu’on va au théâtre aussi pour se consoler face à notre angoisse de l’inéluctable. Les spectacles qui m’ont le plus bouleversés dans ma vie parlaient de cela : La Cerisaie de Tchekhov, montée par Peter Brook, et Les petits pas de Jérôme Deschamps.

Votre père était cheminot et cégétiste. Quel regard portez-vous sur le mouvement social actuel ?

Cette colère diffuse ne vient pas de nulle part. On mène les gens en bateau, c’est cela qui est insupportable et qui fait complètement partir la confiance. Lorsqu’on se fait élire, il faut un programme. Si on n’arrive pas à le respecter, il faut démissionner. Sinon on déçoit trop. La loi travail, je ne l’ai pas lue, mais il me semble que ceux qui écrivent les lois sont loin de la réalité des gens.

Vous êtes souvent en défense du peuple de gauche ? C’est familial ?

Oui, sûrement. C’est ma culture, et je n’ai pas envie de faire le malin. La critique du politiquement correct m’agace un peu : effectivement, je suis contre le racisme, l’homophobie ; effectivement, je considère importantes les notions de solidarité et de justice. Et je trouve cela bien d’être comme cela.

Votre maman, qui pleurait quand vous êtes entré à l’école de la rue Blanche, maintenant que dit-elle ?

Elle est fière. Mais parfois elle est gênée. Dans un spectacle, je disais régulièrement : « J’encule le chat ». Le poème se terminait par : « Mon affaire accomplie, je reviens au jardin, l’air serein, retrouver ma maman qui tricote. Que faisais-tu mon fils ? Que faisais-tu dis-moi ? Rien maman, je rêvais et j’enculais le chat. » Elle n’avait pas tellement aimé ! Une autre fois, j’avais fait une chanson qui disait : « Papa, comment qui va rentrer papa ? Sera-t-il saoul, ou ne sera-t-il pas ? » Elle n’avait pas spécialement aimé non plus…

Cette chanson rappelait de mauvais souvenirs ?

Oui. Pour tout le monde.

On se dit quoi, quand on voit revenir son père titubant à la maison ?

Que le monde des adultes n’est pas sûr. J’ai écrit cette chanson parce que ma sœur me racontait qu’elle avait encore, à 60 ans, des angoisses la nuit, en se souvenant des parents qui s’engueulaient. C’est quelque chose qui peut accompagner toute une vie.

Vous avez eu besoin d’en parler en chanson…

Oui. Je me débarrasse de tout sur scène.

Propos recueillis par Sandrine Blanchard

« Le billet de François Morel », tous les vendredis à 8 h 55 sur France Inter

La vie, titre provisoire, du 4 octobre au 6 novembre au théâtre du Rond-Point à Paris, spectacle musical. Sortie de l’album de chansons le 30 septembre

Retrouvez tous les entretiens de La Matinale ici