Le tribunal spécial africain qui juge l’ex-président tchadien Hissène Habré à Dakar pour crimes contre l’humanité rend son verdict lundi 30 mai, au terme d’un procès inédit, censé servir d’exemple en Afrique, un quart de siècle après sa chute.

Poursuivi pour « crimes de guerre, crimes contre l’humanité et crimes de torture », Hissène Habré a dirigé le Tchad pendant huit ans (1982-1990), avant d’être renversé par un de ses anciens collaborateurs, l’actuel président Idriss Déby Itno, et de se réfugier au Sénégal en décembre 1990.

Il est arrivé à Dakar à bord d’un avion chargé de mallettes d’argent en espèces qui lui serviront à acheter sa tranquillité et, un temps pense-t-il, son impunité.

Arrêté le 30 juin 2013, il est jugé depuis le 20 juillet 2015 par les Chambres africaines extraordinaires (CAE), mises en place en vertu d’un accord entre le Sénégal et l’Union africaine (UA).

Le tribunal spécial présidé par un magistrat burkinabé, Gberdao Gustave Kam, assisté de juges sénégalais, doit rendre son verdict lundi 30 mai à partir de 10 heures (heure locale et GMT).

Conformément à ses instructions et à son attitude depuis l’ouverture du procès – qui a conduit les CAE à désigner trois avocats commis d’office pour assurer sa défense –, les avocats choisis par Hissène Habré n’y assisteront pas.

Ce « procès historique », et finalement expérimental, est une première en Afrique. Pour la première fois, un ancien chef d’Etat est traduit devant une juridiction d’un autre pays pour violations présumées des droits de l’homme.

Tout le monde l’observe, tant il peut marquer un tournant en matière de justice internationale sur le continent africain, et éventuellement faire jurisprudence. Une manière de démontrer, voire de donner une leçon au monde, que l’Afrique peut juger elle-même ses anciens présidents accusés de crimes contre l’humanité.

Toutefois, sur le continent africain, laboratoire de la justice criminelle internationale, certains dirigeants usent et abusent de leur puissance politique pour contrer, saboter ou aménager des institutions judiciaires sur-mesure.

« Le procès d’Hissène Habré pourrait bien rester un cas isolé, une anomalie concédée par l’UA, car l’influence de l’ancien dictateur est aujourd’hui limitée, et les crimes jugés remontent aux années 1990 et sont documentés, constate Gerhard Anders, spécialiste de la justice internationale à l’université d’Edimbourg. L’UA ne semble pas vraiment engagée contre l’impunité des chefs d’Etat africains, comme le démontre le bras de fer avec la CPI ».

Le silence de M. Habré

Durant ce procès démarré le 20 juillet 2015, M. Habré est resté silencieux, refusant de s’exprimer devant cette cour qu’il qualifie d’« illégal et illégitime ». L’image du prévenu impassible, amené de force à l’audience, et détournant le regard de tout orateur du prétoire, est restée inchangée tout au long du procès.

Hissène Habré, entouré de ses gardiens de prison, le 20 juillet 2015, devant les Chambres africaines extraordinaires. | SEYLLOU DIALLO / AFP

Dans une interview vendredi au quotidien privé sénégalais Le Populaire, Fatime Raymonde Habré, épouse de l’ex-président, affirme également que « tous les gens qui ont suivi ce procès savent qu’il n’a été ni juste ni équitable ».

A la clôture des débats, le 11 février, les avocats commis d’office ont plaidé l’acquittement. L’un d’entre eux, Me Mbaye Sène, a assuré attendre « le verdict avec beaucoup de sérénité », estimant avoir établi l’innocence d’Hissène Habré et concluant à « l’impossibilité pour l’accusation et les parties civiles de prouver sa culpabilité ».

Le procureur spécial, Mbacké Fall, avait réclamé la prison à perpétuité contre le président tchadien déchu, « véritable chef de service » de l’appareil de répression sous son régime, en particulier la Direction de la documentation et de la sécurité (DDS), la police politique.

Dans les archives de la DDS exhumées par Human Rights Watch, et dont une partie a été versée au dossier judiciaire, que Le Monde a pu consulter, on découvre une mécanique répressive restituée dans des rapports « secret confidentiel » ou dans les « comptes rendus de décès » rédigés par des petites mains qui prennent soin de ne jamais évoquer clairement les tortures.

Une commission d’enquête tchadienne avait estimé qu’entre 1982 et 1990, quelque 40 000 personnes avaient été tuées par le régime Habré. Telle est l’évaluation la plus haute. Mais le bilan réel reste totalement inconnu

Pour le compte de Human Rights Watch, l’avocat américain, Reed Brody, aide les victimes tchadiennes à porter plainte et assure le battage médiatique autour de l’affaire.

A N’Djamena, les autorités tchadiennes qui ont contribué à hauteur de près de 3 millions d’euros au financement de « ce procès historique pour l’Afrique, qui va faire réfléchir tous les dirigeants », selon le ministre de la justice, Mahamat Issa Halikimi. A-t-il fait réfléchir Idriss Déby qui a renversé Hissène Habré il y a un quart de siècle ? Sans doute. Mais pas question pour le président tchadien, réélu le 10 avril, de livrer à la justice le général Ahmat Dari, un ancien responsable de la DDS qui dirige, dans le nord du Cameroun, les opérations menées par l’armée tchadienne contre Boko Haram.

Inspirer les survivants d’autres crimes

Pour un des avocats de l’accusé, Me Ibrahima Diawara, « cette affaire n’est pas judiciaire mais politique. Il n’y a qu’une seule issue, qu’Hissène Habré soit condamné ».

Souleymane Guengueng, ancien prisonnier et victime du régime Habré, à Dakar, le 7 septembre 2015. | Jane Hahn / AP

Il vise également à répondre aux griefs croissants contre la Cour pénale internationale (CPI), siégeant à La Haye, accusée de ne poursuivre que des dirigeants africains, en montrant que le continent peut les juger lui-même.

« Nous espérons que d’autres survivants, d’autres militants, s’inspireront de ce que les victimes d’Habré sont parvenues à accomplir », martèle Reed Brody.

Au Tchad, des victimes présumées du régime Habré suivront le verdict en direct sur la télévision et la radio publiques.

« Mon soulagement, ce serait de voir Habré condamné à vie, même si je ne sais pas dans quelles circonstances mon époux a été tué » en 1988 dans les geôles de la DDS, confie Zenaba Moussa.

Pour Massa Moïse, détenu pendant trois ans par la DDS et qui dit ne toujours pas savoir pourquoi, « Habré doit être condamné à mort ».

L’accusé encourt jusqu’aux travaux forcés à perpétuité. En cas de condamnation, dont il peut faire appel, il purgera sa peine au Sénégal ou dans un autre pays de l’UA.

S’il est reconnu coupable, une autre phase s’ouvrira durant laquelle seront examinées d’éventuelles demandes de réparation au civil.

Un collectif d’organisations de défense des droits de l’homme internationales et africaines a salué, dans un communiqué publié dimanche, « la tenue d’un procès exemplaire devant déboucher sur un verdict historique », mais appelle les juges à définir rapidement « des procédures permettant l’examen des demandes de réparations des victimes ».

« Le fonds au profit des victimes prévu dans le statut [des Chambres africaines extraordinaires] n’est pas encore opérationnel », soulignent ces organisations.

Les victimes oubliées d'Hissène Habré à Cannes
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