Square Enix

« Quoi qu’il fasse, partout où qu’il aille, c’est lui qui aura la médaille. » Dragon Quest, sorti le 27 mai 1986, a été, avant d’être un dessin animé, le premier grand jeu de rôle japonais sur consoles, celui qui allait influencer Final Fantasy, les Tales of ou encore Breath of Fire. Il demeure l’épisode fondateur d’une des sagas les plus anciennes et les plus vénérées du jeu vidéo.

A l’origine de la série, un homme, Yuji Horii. En ce jour de juillet 2015, ils ne sont pas moins d’une vingtaine d’employés à l’écouter religieusement, carnet de notes à la main, pendant que le maître raconte la genèse de la série à Pixels. Méconnu en Occident, il est une star au Japon, où « en termes de notoriété, le Steven Spielberg du jeu vidéo c’est [lui] », relève le journaliste spécialisé Chris Kohler dans Power-Up, (Brady Games, 2004, en anglais), un ouvrage consacré à l’influence de l’industrie japonaise.

Un « Donjon & Dragons » à la japonaise

Comme de nombreux créateurs nippons nés dans les années 1950, Yuji Horii s’était d’abord rêvé en dessinateur de BD : « Je lisais beaucoup de mangas et de comics quand j’étais enfant, je voulais devenir moi-même mangaka. J’ai lu tous les plus fameux, ceux d’Osamu Tezuka notamment. »

Square Enix

Lorsque les premiers jeux vidéo ont fait leur apparition, il s’était pris d’intérêt pour Space Invaders, Arkanoid et les casse-briques, au point d’apprendre la programmation et d’être embauché par Enix, un éditeur de tabloïds reconverti dans l’informatique de loisirs.

Son premier titre est un jeu de tennis, Love Match Tennis. « A l’époque les jeux vidéo étaient très limités techniquement, donc il n’y avait pas vraiment d’histoire », explique-t-il. C’est alors qu’il fait la découverte de deux jeux américains, Ultima et Wizardry, les deux premières adaptations informatiques de jeux de rôle à la Donjons & Dragons.

« J’ai vraiment été accro à Wizardry, avoue-t-il. Je me souviens quand la première console à cartouche de Nintendo, la Famicom [NES en Europe], est sortie, je me suis dit que ce serait amusant de faire un jeu d’aventure. » Points d’expérience, combats au tour par tour, donjons à explorer et objets à trouver… il en reprend ainsi la base, mais tout en se la réappropriant.

« Tout en se réclamant d’Ultima et de Wizardry, son projet est de livrer un titre aussi accessible que possible. Les mécaniques de combat, de progression ou les représentations des inspirations américaines sont respectées, mais simplifiées à l’extrême », relève Raphaël Lucas, auteur de L’Histoire du RPG (Pix’n Love, 2014). Fini la vue subjective, le héros est désormais vu de dessus, et l’univers plus coloré. Yuji Horii assume :

« A l’époque les jeux de rôle étaient pour les puristes, les passionnés, les initiés, mais je voulais en faire quelque chose d’accessible à tous et qui soit adapté aux capacités limitées de la Famicom. Je ne lis jamais les manuels. J’ai conçu le jeu dans cet esprit, il fallait qu’on puisse comprendre seul quoi faire. C’est pour ça que l’aventure commence dans une petite pièce exiguë : le temps que le joueur en sorte, il a eu le temps d’apprendre toutes les commandes basiques. C’était mon approche. »

« Dragon Quest  », en 1986 (version américaine). | Capture d'écran

Le dessinateur de « Dragon Ball »

A quelques mois de sa sortie sur la Famicom, la Nintendo japonaise, le jeu bénéficie d’un coup de pouce majeur. Le rédacteur en chef de Shonen Jump, la revue qui édite notamment le manga phénomène Dragon Ball, convainc son dessinateur, Akira Toriyama, d’assumer les illustrations de Dragon Quest, en échange de contenu inédit dans son magazine, comme des chroniques de Yuji Horii ou des photographies exclusives.

Enix

Résultat, le jeu connaît un succès phénoménal. Il se vend mieux en 1986 que l’adaptation de Dragon Ball et autant que The Legend of Zelda, tandis que la diffusion de Shonen Jump bondit à l’époque de 4,5 millions à 6 millions de copies par semaine. Au total, Dragon Quest s’écoule à 2 millions d’exemplaires, et s’impose comme l’une des séries les plus populaires au Japon.

En 1989, dans un entretien croisé avec Yuji Horii, le créateur vedette de Mario et de Zelda, Shigeru Miyamoto fait même cette confidence surprenante : bien que numéro un mondial du jeu vidéo, Nintendo ne peut pas lancer la production de son prochain jeu quand il le souhaite. « (…) Les usines ne peuvent pas nous en fabriquer. Ils doivent d’abord produire des tonnes de Dragon Quest. Et de préciser : Quand un Dragon Quest sort, c’est comme si l’année était finie [pour la concurrence]. »

Dans l’ombre de « Final Fantasy »

En France pourtant, Dragon Quest reste inconnu – et ce, en dépit de la diffusion au « Club Dorothée » de son dessin animé dérivé, sous le titre français de Fly. Alors que son premier épisode sort aux Etats-Unis sous le titre de Dragon Warrior, il faudra attendre Dragon Quest VIII sur PlayStation 2, en 2004, pour que la série débarque sur le Vieux Continent.

FLY - Générique FR
Durée : 01:09

Entre-temps, Final Fantasy VII est sorti en Europe. Bien que la saga soit née après Dragon Quest, elle est la première à s’exporter, et devient la référence en Occident. Pourtant, les deux séries suivent des philosophies différentes. « Dragon Quest, c’est le conte, le vieux livre poussiéreux sur lequel on souffle avant d’entendre craquer les pages, alors que Final Fantasy, c’est le dernier disque de Madonna », résume Anthony Jauneaud, scénariste et narrative designer (« concepteur narratif ») passé par les éditeurs Asobo et Ubisoft.

L’un tire vers le film en image de synthèse interactif et l’autre vers le livre dont vous êtes le héros, estime, quant à lui, Yuji Horii :

« “Final Fantasy” est une histoire que vous regardez : le personnage principal parle, joue, intervient à l’écran ; alors que “Dragon Quest” est davantage une histoire que vous traversez, le héros est silencieux, l’intérêt vient davantage du sentiment d’être dans le monde. »

« Le personnage principal est muet, transparent, on se glisse dans ses chaussures et on se laisse aller », corrobore Anthony Jauneaud.

Bateaux, mariages et Pokémon

Aujourd’hui, même si sa notoriété reste essentiellement japonaise, Dragon Quest est devenu une franchise mondiale qui s’est écoulée à plus de 53 millions d’exemplaires en tout, dont 4,5 millions pour Dragon Quest IX sur Nintendo DS, le plus vendu de la saga.

Ce succès, Yuji Horii l’explique par trois caractéristiques de la série. « Le premier, c’est que c’est une série de jeux faciles à jouer et dans laquelle on entre facilement. Le second, c’est qu’il y a une chaleur, une humanité dans ces jeux, de la couleur, afin de trancher avec le monde parfois froid des ordinateurs. Et le troisième, c’est l’excitation de découvrir un nouveau monde et de se lancer dans l’aventure. »

Contrairement à Final Fantasy, elle a également conservé son concepteur original à la baguette, ainsi que son illustrateur phare, Akira Toriyama, et ses musiques emblématiques. « En plus de sa continuité et de sa cohérence graphique due à Akira Toriyama, c’est une série qui est longtemps demeurée très conservatrice, celle qui s’est le plus longtemps accrochée aux mécaniques et représentations des racines du jeu de rôle sur ordinateurs », explique Raphaël Lucas.

DRAGON QUEST - Evolution
Durée : 11:15

Cela ne l’empêche pas d’avoir été régulièrement pionnière. On lui doit par exemple l’idée de capturer des monstres pour les enrôler, une idée apparue dans Dragon Quest V en 1992, quatre ans avant que Pokémon n’en fasse son fonds de commerce. Ou encore de naviguer à travers la carte en bateau, (Dragon Quest II, 1987), de voir le jour et la nuit passer sur le monde (Dragon Quest III, 1988), ou encore de se marier (Dragon Quest V, 1995), à contre-courant de l’industrie.

Le V, « l’épisode le plus important »

Yuji Horii a un mot d’ordre. Si les idées qu’il a apparaissent en cours de développement dans un autre jeu, il y renonce, assure-t-il. « Je ne vole pas les idées, assure dans un sourire Yuji Horii. Ou alors je les améliore. »

En trente ans, dix épisodes ont déjà vu le jour. Dont certains en particulier sont considérés comme centraux. Son âge d’or ? « Toute la période Super Nintendo, et plus particulièrement le cinquième épisode, et sa progression narrative très innovante pour l’époque », estime Raphaël Lucas.

Anthony Jauneaud acquiesce :

« Pour beaucoup de gens, “Dragon Quest V” est l’épisode le plus important. Le début est charmant, l’aspect collection de monstres quelques années avant “Pokémon” est prenant et l’aventure s’étale sur plusieurs générations, sans pour autant tomber dans la complexité d’un “Phantasy Star”. C’est léger et en même temps touchant. »

Le héros de « Dragon Quest V », au début de l’aventure. | Capture d'écran

Celui-ci a été rééditée en 2009 en France. Mais en Occident, l’épisode VIII restera pour beaucoup l’épisode de la première fois. « Il compte beaucoup. C’est le premier tout en 3D, il y a une vraie impression de voyage, et la PS2 prouvait qu’elle en avait dans le ventre », resitue Anthony Jauneaud.

Depuis, Dragon Quest cherche à véhiculer l’idée d’une terre géante à explorer, une idée qui taraudait le créateur depuis la fin des années 1980, et le confronte aujourd’hui à des défis d’un ordre nouveau. « Je pense que les jeux en monde ouvert sont très excitants, confesse Yuji Horii. Mais il y a tellement de choses à faire qu’il faut un certain niveau de dextérité du joueur… A mon avis, il faut que la liberté d’exploration ne soit pas totale, que le joueur ait un fil conducteur qui l’empêche de s’égarer, tout en lui laissant la possibilité de sortir du chemin balisé. Cette construction serait parfaite. »

« Si j’ai apporté quelque chose… »

Peut-être la retrouvera-t-on dans le prochain épisode de la saga trentenaire, Dragon Quest XI, un jeu annoncé en juillet 2015 sur PlayStation 4 et Nintendo 3DS, et dont la date de sortie n’est pas encore connue. Star au Japon, invité de la Japan Expo 2015 en France, Yuji Horii assure n’avoir pas vu le temps passer : « Cela fait désormais trente ans que je fais ce jeu, mais pendant longtemps j’étais tellement concentré sur le développement que je ne faisais pas attention à ce qui se disait, c’est vraiment depuis peu que je rencontre des fans qui viennent me féliciter pour la série, comme ici, c’est très surprenant. »

Square Enix

Aux yeux de nombreux joueurs, il est l’inventeur d’un genre. Raphaël Lucas préfère le qualifier d’« évangélisateur ». « Dragon Quest est très inspiré par l’imagerie des contes européens, et son écriture se concentre sur l’aventure et non sur l’épique, analyse Anthony Jauneaud. On y sauve le monde, mais on y sauve avant tout son village, ses parents, sa famille. Les thématiques brassées sont assez minimalistes, elles sont chaudes, touchantes, s’éloignent toujours de la politique que l’on trouve chez Final Fantasy. »

Yuji Horii, lui, explique n’avoir fait que porter sur ordinateur son rêve d’enfant : « Avant, les jeux de rôle était un genre de jeux de niche, hermétiques et chiches en indices pour le joueur. Si j’ai apporté quelque chose, c’est de mettre l’accent sur l’histoire. »