Par Marie Holzman, sinologue

Certains parlent du Massacre de 1989 comme d’un événement qui appartiendrait au passé. Certes, le pouvoir chinois a tout fait pour qu’il soit effectivement rangé dans les oubliettes de la bureaucratie communiste, mais, en fait, l’actualité du 4 juin se rappelle constamment à nous. Le 2 mai dernier, par exemple, nous apprenions que le prisonnier Miao Deshun serait bientôt libéré de prison. Condamné à vie en 1990 pour sa participation aux manifestations du printemps démocratique de la place Tiananmen, sa peine vient d’être commuée et il devrait être libéré le 15 octobre prochain. L’on apprend ainsi, au hasard des petites nouvelles qui s’échappent de Chine, qu’un prisonnier, que l’on croit à chaque fois être le dernier prisonnier de cette époque va être libéré… jusqu’à ce que l’on apprenne le nom d’un nouveau malheureux qui sera peut-être libéré dans deux, trois ans, et dont on ne connaissait même pas l’identité aujourd’hui.

L’actualité de la répression du mouvement démocratique de 1989 qui vit plusieurs centaines de milliers, voire même parfois un million de manifestants se masser sur l’une des plus grandes places du monde pendant presque deux mois, du 15 avril au 4 juin 1989, ne s’est jamais relâchée depuis la nuit fatidique durant laquelle mille à deux mille manifestants (on ne sait toujours pas exactement combien car les chiffres sont gardés secrets) ont trouvé la mort, essentiellement à Pékin mais aussi dans d’autres villes de Chine, notamment à Chengdu au Sichuan. Ainsi, durant les vingt-sept années qui nous séparent de cette date, de nombreux Chinois désireux de commémorer ce drame ont à leur tour été arrêtés et condamnés à plusieurs années de réclusion. Le cas le plus célèbre est sans doute celui de Huang Qi qui avait proposé d’allumer une bougie à ses amis, à ses lecteurs, à ses compagnons de lutte, et de la poser devant sa fenêtre durant la nuit du 3 au 4 juin 1999. Pour ce geste audacieux, il a fait quatre de prison, et n’est sorti qu’en 2004 !

Le Prix Nobel du malheur

Il y a pourtant un prisonnier que l’on pourrait aussi qualifier comme « prisonnier de la place Tiananmen » et dont on devrait pourtant connaître le nom, l’identité, la durée de l’emprisonnement, et qui croupit actuellement dans une geôle de la province du Liaoning, mais que pratiquement tout le monde a oublié. Cet homme s’appelle Liu Xiaobo et l’on peut sans hésitation lui décerner la palme du Prix Nobel de la Paix le plus malheureux de l’Histoire. Non seulement il n’a pas pu assister à la cérémonie de remise du Prix prestigieux à Oslo, mais son épouse Liu Xia n’a pas pu s’y rendre non plus et, à deux, ils ont permis la création d’un nouveau concept qui fit un temps fureur en Chine, celui de la chaise vide. Comme le nom de Liu Xiaobo était évidemment censuré, les internautes chinois évoquaient son cas et l’attribution du prix en dessinant une chaise vide…

Liu Xiaobo fut arrêté en décembre 2008 pour avoir dirigé la rédaction de la Charte 08, un manifeste dont le nom était inspiré par la Charte 77 lancée à l’époque par Vaclav Havel contre le régime soviétique. Comme celle de 77, la Charte 08 réclamait une plus grande liberté d’expression, des élections multipartites, des tribunaux indépendants, bref, tout ce qui définit une démocratie. Trois cents signataires avaient aussitôt rejoint Liu Xiaobo, puis un millier d’intellectuels, étudiants, militants, et le pouvoir chinois a sans doute craint une contagion qui risquait de mettre le monopole du parti communiste chinois en difficulté.

Le 10 décembre 2009, pratiquement un an jour pour jour après son arrestation, Liu Xiaobo fut inculpé pour tentative de subversion de l’Etat, et condamné le 25 décembre 2009 à onze ans de prison. Il avait alors 53 ans et c’était le cadeau de Noël que la Chine athée lui faisait en même temps qu’à l’Occident chrétien, sans doute… Liu Xiaobo était déjà un vétéran des prisons chinoises : il avait été incarcéré de juin 1989 à janvier 1991, puis de mai 1995 à janvier 1996, puis d’octobre 1996 à octobre 1999. Des voix se sont aussitôt élevées pour protester contre cet acharnement inique, et des Prix Nobel de la Paix, Vaclav Havel en tête, Wole Soyinka, Nadine Gordimer ont réclamé sa libération inconditionnelle et immédiate. En vain.

La réponse de l’Occident démocrate au parti communiste chinois fut de nommer Liu Xiaobo Prix Nobel de la Paix en 2010. La nouvelle fut reçue en Chine avec une joie immense par tous les citoyens qui souhaitaient voir enfin l’ouverture du chantier des réformes politiques dans leur pays. Mais cette joie fut de courte durée. Les artisans de la censure s’étaient déjà mis à l’œuvre, en Chine et hors de Chine, et leur victoire semble aujourd’hui triomphante : qui, aujourd’hui mentionne encore le nom de Liu Xiaobo ?

Il en reste quelques-uns tout de même, dans les organismes de défense de Droits humains. Et aussi les dizaines de milliers, centaines de milliers de manifestants qui, tous les ans à Hong Kong organisent des vigiles aux chandelles durant la nuit du 4 juin, et les quelques poignées de militants chinois avec leurs amis de tous pays qui se rassemblent qui, sur la place du Trocadéro, qui devant l’ambassade de Chine à Londres, à Washington, à Tokyo. Et le nom de Liu Xiaobo s’impose alors à tous les esprits car cet humaniste infatigable a en quelque sorte lié son destin à celui des âmes mortes de la place Tiananmen.

Lassitude

A Hong Kong pourtant, cette année, la lassitude s’installe et la veillée aux chandelles qui avait scrupuleusement organisé chaque année dans le Parc Victoria par la Fédération des Étudiants de Hong Kong est compromise. En effet les étudiants ont décidé de se retirer du principal groupe organisateur, l’Alliance de soutien aux mouvements patriotiques et démocratiques de Chine, en annonçant qu’elle préférait lutter pour la démocratisation de Hong Kong et qu’elle abandonnait l’objectif de l’Alliance qui est de « construire une Chine démocratique ». C’était aussi l’objectif de Liu Xiaobo, qui a rédigé un poème tous les ans depuis cette date fatidique du 4 juin 1989, qiu changea définitivement le cours de sa vie, et de celle de tant d’autres Chinois.

Nous connaissons les premiers vingt poèmes, publiés entre 1989 et 2008, mais, depuis l’incarcération de Liu Xiaobo, nous sommes sans nouvelles de lui. Ou plus exactement presque sans nouvelles de lui. En effet son épouse Liu Xia est autorisée à faire le long voyage de Pékin à la prison de Jinzhou, à plusieurs heures de train de la capitale, une fois tous les deux mois. Elle a le droit d’apporter quelques livres à son mari mais ne peut lui parler qu’en présence de gardiens vigilants qui interviendront chaque fois que les deux époux risqueraient de s’aventurer sur des sujets estimés sensibles. Et doit repartir au bout d’une heure. Il faut savoir que les familles des prisonniers politiques chinois ne sont autorisées à rencontrer leurs proches que s’ils s’engagent à ne rien communiquer au monde extérieur de la teneur de leurs entretiens. Si des informations parviennent à l’étranger, le droit de visite est aussitôt suspendu. Voilà pourquoi nous ne savons presque rien des conditions d’incarcération de Liu Xiaobo, de sa vie quotidienne ni de ses écrits, si écrits il y a.

Mais si Liu Xiaobo mérite la palme du Prix Nobel le plus malheureux de la planète, Liu Xia mérite peut-être aussi la palme de l’épouse de prisonnier politique la plus malheureuse du monde. En effet, cette femme de 55 ans est une artiste, poétesse, photographe, peintre, et ne s’est jamais engagée en politique. Elle n’a fait aucune déclaration intempestive concernant la Charte 08, les événements de 1989, la situation de son mari. Rien. Et pourtant, depuis décembre 2010, elle mène en parallèle de son mari une vie aussi recluse que lui. Des gardiens se succèdent en bas de son appartement 24 heures sur 24, interdisant toute visite, et limitant la moindre sortie. Elle fait ses courses accompagnée par des policiers, déjeune parfois avec sa mère, dans un restaurant préalablement choisi par la police, et sous l’œil vigilant de ses gardiens, raccompagnée aussitôt par ses gardes du corps. Bref, sa vie s’est transformée en un enfer qui est peut-être pire encore que celui de son mari, car elle n’a pas à son actif la notoriété ni les actes de son compagnon, et elle reste à tout instant la proie d’une répression totalement arbitraire. Un exemple, son propre frère fut condamné en novembre 2013 à onze de prison aussi ! Comme les causes de cette condamnation n’étaient pas claires, tout le monde a interprété cette nouvelle torture dirigée contre sa famille comme une façon d’obliger Liu Xia à garder un silence encore plus rigoureux.

Un ancien militant du Printemps de Pékin, Yang Jianli, qui vit maintenant aux États-Unis et dirige l’ONG Initiatives for China, se bat pour que ce drame ne tombe pas dans les oubliettes de l’Histoire et a lancé cette année un mouvement pour que le nom du massacre de la place Tiananmen entre dans les archives de l’UNESCO. Ce serait une faible consolation pour les victimes du régime despotique chinois, mais ce serait un geste de la part d’une communauté internationale qui perd trop vite la mémoire.

Marie Holzman est présidente de l’Association Solidarité Chine.