Adèle Haenel. | STEPHAN VANFLETEREN POUR "LE MONDE"

La Fille inconnue – Compétition

Avec La Promesse, Rosetta, Le Fils, L’Enfant, Le Silence de Lorna, des drames sociaux qui auront contribué à écrire l’histoire du festival des années 1990 et 2000, les frères Dardenne sont devenus les maîtres incontestés d’un cinéma humaniste, naturaliste, révolté, dont les récits se nourrissent du terreau de la misère sociale européenne. Le style qu’ils ont développé jusqu’à la fin des années 2000 – caméra vissée à la nuque des personnages, éthique de l’image importée du documentaire – devenu la signature de leur tandem, a influencé le cinéma d’auteur du monde entier avec plus ou moins de bonheur. Et un beau jour, ils ont eu envie de renouveau.

En allant chercher Cécile de France, grande actrice populaire, pour tenir le premier rôle du Gamin au vélo (2011), les frères ont inauguré une nouvelle période de leur cinéma dans laquelle ils s’essayent à d’autres formes de récit. Autour du personnage d’ouvrière menacée de licenciement qu’ils ont offert ensuite à Marion Cotillard, Deux Jours, une nuit (2014) s’aventurait sur un terrain presque expérimental, en rejouant en boucle des variations sur une même séquence. Troisième muse de cette nouvelle ère, Adèle Haenel interprète dans La Femme inconnue une jeune médecin, Jenny Davin, qu’un fait divers transforme en détective du dimanche.

Une fille est retrouvée morte près de la rivière, à deux pas du cabinet où elle exerce. Avant d’arriver là, elle avait sonné à la porte, mais l’heure de la fermeture était passée depuis longtemps, et Jenny avait interdit à son stagiaire de lui ouvrir. « Tu ne dois pas laisser les patients te causer une fatigue qui t’empêcherait de bien les soigner. » Un peu plus tôt dans l’après-midi, elle lui avait donné cet autre commandement : « Tu dois être plus fort que tes émotions si tu veux bien soigner. » La suite de l’histoire va s’employer à la contredire, en lui donnant une stature, quasi christique, de gardien du bien commun, dernier rempart contre la barbarie qui vient.

Opération de rédemption collective

Comprenant les conséquences qu’a eues sa décision, apprenant par ailleurs que la défunte n’a pas été identifiée par la police, Jenny Davin se met en quête de le faire elle-même. Faute d’avoir pu la sauver, elle veut la sortir de l’anonymat pour lui permettre, au moins, d’être enterrée parmi les siens. Selon un principe qui rappelle, le systématisme en moins, celui de Deux jours, une nuit, cette enquête opère comme un révélateur des formes les moins visibles de la misère sociale.

Plus posée qu’à l’ordinaire, plus classique en un sens, la mise en scène fait la part belle au soin, à l’écoute, aux liens qui se tissent entre les gens. L’émotion vive affleure quand la caméra s’attarde sur les gestes du médecin, sur la douceur qu’elle dispense à ses patients ; on retrouve là toute la force du cinéma des frères Dardenne.

Ils semblent moins s’intéresser, en revanche, à la dimension policière de leur histoire, qui manque cruellement de crédibilité. L’enquête n’est pas traitée pour elle-même, mais seulement en tant qu’artifice au service d’un exposé sur l’état du tissu social, et d’une opération de rédemption collective. Tarabiscoté sans plus de raison que celle de conduire à un dénouement paroxystique (qui tombe de fait un peu à plat), le scénario finit par tarir le beau souffle du film.