La semaine cinématographique sera bipolaire, tiraillée entre la violence – de la guerre, de l’éducation –, et la poésie – des bufflons noirs de Campanie, de la danse israélienne. Et, si vous êtes à Paris, trois lieux vous ouvrent les portes de Cannes.

FAITES ENTRER L’OFFICIER : « A War », de Tobias Lindholm

A WAR Bande Annonce (Guerre - Cannes 2016)
Durée : 01:37

Etant donné la production annuelle de longs-métrages au Danemark (entre 25 et 30) et la taille du contingent danois en Afghanistan de 2001 à 2014 (800 militaires au plus fort de l’engagement), le nombre de films que les cinéastes du royaume ont consacrés au conflit est remarquable, surtout si on le rapporte à l’intérêt que le sujet a suscité chez les producteurs, scénaristes et réalisateurs français. A War s’ajoute à Brothers, de Susanne Bier (2004), Everything Will Be Fine, de Christoffer Boe (2010), et Armadillo, le terrible documentaire de Janus Metz sorti la même année ; des films réalisés alors que le Danemark était encore plongé dans le conflit. Scénariste (entre autres de deux saisons de la série « Borgen ») et réalisateur de Hijacking (2012), Tobias Lindholm peut s’offrir le luxe du recul, puisque son pays a quitté l’Afghanistan en 2014.

Il en profite pour offrir un examen rigoureux et fascinant de cet avatar moderne d’une très ancienne activité humaine : la guerre caritative, dont le but affiché est moins la destruction de l’ennemi que le bien des populations du théâtre des opérations. Son film se veut un récit précis, nourri de l’expérience des militaires danois, conduit pour amener le spectateur à s’interroger, sans lui fournir beaucoup de réponses. Cette volonté didactique affichée se combine (et les spectateurs de « Borgen » se trouveront là en terrain connu) avec un désir de spectacle. Si la routine mortifère de la vie militaire en pays occupé apparaît dans tout son ennui, filmée par un réalisateur qui se voudrait quasiment documentariste, ce réalisateur, quand il coiffe sa casquette de scénariste, n’hésite pas à la briser par l’irruption d’un dilemme cornélien, surgi d’une séquence d’action qui coupe le souffle. Thomas Sotinel

Film danois de Tobias Lindholm avec Pilou Asbaek, Tuva Novotny… (1 h 55).

LA VIOLENCE, UN VIRUS FAMILIAL : « Le Lendemain », de Magnus von Horn

LE LENDEMAIN Bande Annonce (2016)
Durée : 01:49

Premier long-métrage de Magnus von Horn, jeune cinéaste danois remarqué pour ses films courts, Le Lendemain s’ouvre à la sortie de prison de John, dont on ignore encore ce qu’il a pu faire pour y entrer. Son père lui ouvre les bras, c’est l’étreinte du fils prodigue. Un instant plus tard, cependant, voilà la belle image contrariée, discrètement mais définitivement, par un incident de la plus grande banalité. Alors qu’ils se sont à peine mis en route, le père freine soudain pour ôter à son fils la mauvaise habitude de rouler sans ceinture. La scène est brutale, dans les intentions qu’on y sent, plus que dans ce qu’on y voit. Avant même de nous montrer quoi que ce soit de son silencieux héros au passé trouble, le cinéaste a brossé en trois mots le portrait d’un père aux méthodes éducatives curieuses, qui cache sa propre violence sous une attention crispée aux bonnes manières.

Quoi que John ait pu faire, suggère ainsi Magnus von Horn, sa violence n’est pas venue de nulle part, mais – c’est là toute la subtilité de sa démarche – elle n’a pas pour autant des origines spectaculaires. Ni John ni son jeune frère ne semblent être des enfants battus. Tout le travail visuel de Magnus von Horn est marqué par une conscience vive du hors-champ, où se déroule souvent la part la plus mouvementée de ce qu’il filme. Il ne s’agit pas d’esquiver la violence, mais plutôt de suggérer que ses racines sont invisibles, ou presque : elles sont dans l’atmosphère soudain viciée qui règne autour de la table, et autour du petit qui n’a pas encore transformé son silence en geste violent. Noémie Luciani

Film polonais, suédois et français de Magnus von Horn avec Ulrik Munther, Mats Blomgren… (1 h 41).

UN CONTE CONTEMPORAIN, HANTÉ PAR LA MÉMOIRE DE BRESSON : « Bella e perduta », de Pietro Marcello

Bella e Perduta - bande annonce - VOST - (2016)
Durée : 01:47

C’est en 2010, au festival Cinéma du réel, prestigieuse manifestation consacrée aux documentaires, que l’on découvre Pietro Marcello en France, à l’occasion de La Bocca del lupo, qui y remporte le Grand Prix. Le film est aussitôt distribué en salles, histoire de faire savoir que cette « gueule du loup » a du chien. L’histoire d’un coup de foudre entre un délinquant sicilien et un transsexuel ravagé qui se rencontrent en prison, puis remontent la pente par passion amoureuse depuis les bas quartiers gênois, où niche leur improbable amour. Film magnifique dont Bella e perduta, qui ne possède ni sa hargne ni sa force, prend malgré tout la suite, la tête haute. Si tant est qu’on y demeurait encore, nous quittons ici la rive réaliste pour aborder les horizons de la fable, du mythe, du conte contemporain.

Sans toutefois altérer ce qui reste, d’évidence, une préoccupation profonde de Pietro Marcello : comment survivre, pauvre et démuni, en un monde aussi cruel ? Comment faire triompher l’amour et la beauté sur les turpitudes qui s’accordent à les bannir ? Pour ce faire, Bella e perduta se souvient d’Au hasard Balthazar (Robert Bresson, 1966) et transforme l’âne en bufflon napolitain. L’animal, noir et doux, prolongeant le miracle précaire qui le fait échapper au sort fatal des mâles de son espèce, sous le joug des hommes, dit tout du long ses pensées intérieures, statuant sur l’état du monde et de ladite humanité. A ses côtés, le spectateur est invité à une pérégrination en Campanie, terre méridionale de tous les ensevelissements, de la conscience comme des toxiques, terre italienne sacrifiée par l’Etat et la Camorra, terre oubliée, victime de l’incurie et du mépris. Jacques Mandelbaum

Film italien de Pietro Marcello avec Tommaso Cestrone, Sergio Vitolo, Gesuino Pittalis (1 h 27).

PORTRAIT DU DANSEUR EN ILLUSIONNISTE : « Mr. Gaga, sur les pas d’Ohad Naharin », de Tomer Heymann

MR GAGA SUR LES PAS D’OHAD NAHARIN Bande Annonce (2016)
Durée : 03:19

C’est par le lâcher-prise que l’on arrive, dans Mr. Gaga, à la danse. En ouvrant le beau documentaire qu’il consacre au danseur et chorégraphe Ohad Naharin, Tomer Heymann illustre d’emblée sa conviction de présenter un être hors normes, et sa vocation à le faire d’une manière qui ne rentrera pas dans les clous du genre. Il y réussit sur les deux plans. L’Israélien Ohad Naharin, aujourd’hui chorégraphe résident de la Batsheva Dance Company de Tel Aviv, est un fantastique personnage de cinéma. Méprisant les chemins faciles du récit en langue de bois, il n’hésite pas à régler ses comptes, posément, pour ajouter une pierre de plus au récit.

Au tout début de sa carrière, il tape dans l’œil de Maurice Béjart, qui le trouve « jeune et beau ». Foin de gratitude artificielle, le bilan de leur collaboration tient en une phrase : « Je passe alors la pire année de ma vie. » Mais Ohad Naharin ne s’en tient pas aux paroles de vérité. Il a une drôle de façon de se prêter au jeu du documentaire, entraînant parfois le documentariste et le spectateur sur un chemin de vie qu’il n’a pas suivi, mais qu’il aurait pu ou aimé emprunter. Le réalisateur se prend au jeu du manipulateur et, ce faisant, s’amuse entre deux scènes de danse envoûtantes à questionner le genre même du documentaire. N. Lu.

Documentaire israélien, suédois, allemand et néerlandais de Tomer Heymann (1 h 43).

LA CROISETTE SUR SEINE : Quinzaine, Semaine et Cannes Classics

Extract 1 VICTORIA (IN BED WITH VICTORIA) dir. Justine Triet with Eng subs
Durée : 02:30

Deuxième semaine de la reprise de la Quinzaine des réalisateurs au Forum des images : on découvrira le bucolique et cruel Wolf and Sheep, de Shahrbanoo Sadat, chronique pastorale afghane, l’impressionnant Mercenaire, de Sacha Wolf, avec ses piliers polynésiens perdus en Gascogne, et, dimanche 5 juin, le très beau Neruda, hommage irrespectueux d’un jeune cinéaste chilien, Pablo Larrain, à un monument national. Pendant ce temps, à la Cinémathèque, on peut découvrir la sélection – plus succincte, par définition – de la dernière Semaine de la critique. En ouverture, comme à Cannes, Victoria, la comédie délirante et pourtant si exacte de Justine Triet, avec Virginie Efira et Vincent Lacoste, le 1er juin. A ne pas rater, le beau Diamond Island, de Davy Chou, qui filme avec rigueur et sensualité la jeunesse cambodgienne, et le road-movie libanais Tramontane, de Vatche Boulghourjian. Enfin, les Fauvettes, salle qui montre du vieux avec du neuf (voir l’impressionnant écran numérique de la façade) proposent un aperçu de la section Cannes Classics. On découvrira ainsi en avant-première le documentaire que Pierre Filmon a consacré au grand directeur de la photographie Vilmos Zsigmond, et les restaurations d’Adieu Bonaparte, de Youssef Chanine, ou du Gueule d’amour, de Jean Grémillon, qui fit de Jean Gabin une star. Thomas Sotinel