Sous un ciel chargé des derniers nuages de la saison des pluies, la concentration des ingénieurs est palpable. Malgré l’inconfort des casques de chantier qui accentuent la moiteur ambiante, ils conduisent sans ciller, au millimètre près, la descente d’une gigantesque turbine dont l’alignement doit être parfait pour s’enchâsser sans casse dans le logement de béton. L’opération est un succès, mais il faudra attendre la fin de la rénovation du barrage de Chicamba, prévue pour novembre, et la remise en eau pour se féliciter du travail accompli.

Les travaux, débutés en 2015, s’inscrivent dans un plan de développement du potentiel hydraulique du Mozambique conduit par la compagnie nationale, Electricidade de Moçambique (EDM). Un potentiel important puisque 90 % de l’électricité produite par ce pays d’Afrique australe provient de l’hydroélectricité. De quoi faire rêver les adeptes des énergies renouvelables, même si ces derniers temps, le pays retient surtout l’attention des investisseurs pour ses immenses réserves de gaz.

Dans la salle de contrôle du barrage de Chicamba, l’équipe de suivi des travaux explique les changements à venir. « L’intégralité de cette salle sera remplacée par un seul poste d’ordinateur », s’amuse Quentin Le Mière, le directeur adjoint du consortium qui assure la rénovation. Le côté rétro de la salle ferait un décor parfait pour un film d’espions façon années 1960 : placards de commandes verts, gros boutons rectangulaires et cadrans à fond noir. Sur l’un des murs, un kit de secours en allemand rappelle qu’au sous-sol les anciennes turbines provenaient de l’ex-RFA. Modernité oblige, tout cela fera bientôt partie du passé. « Une seule personne suffira pour contrôler toute l’installation », ajoute l’ingénieur français.

« Rénover est un véritable défi »

Construit en 1966, près de la frontière avec le Zimbabwe, le barrage de Chicamba, associé à celui de Mavuzi, à quelques kilomètres en aval, alimente tout le centre du pays. Le potentiel hydroélectrique de cette région au relief accidenté a été découvert par les Portugais, au temps de la colonisation. Au total, quatre barrages devaient être construits sur la rivière Revue. Mais l’indépendance et le départ massifs des colons, en 1975, a changé la donne.

Paul Rutherford, qui surveille l’avancée des travaux pour le compte d’EDM, s’extasie devant la bâtisse. « L’ouvrage force le respect », déclare-t-il. L’ingénieur britannique, qui a l’allure d’un conservateur de musée passionné, pose sa main sur le béton. « La qualité de construction est exceptionnelle, on dirait qu’il a été fini l’année dernière. » A l’époque, tous les matériaux ont été importés, jusqu’au ciment, qui provient d’Angleterre.

Mais la vétusté des machines et les dommages causés par la guerre civile (1977-1992) ont fait que les barrages ne fonctionnaient plus au maximum de leur capacité. « Rénover est un véritable défi, parfois il est plus simple de partir de zéro », remarque Rutherford. Les travaux concernent surtout la machinerie, qui a tenu le coup malgré le manque d’entretien. « On doit refonder une centrale électrique à partir de plans papiers. Et, entre-temps, le système de mesure a changé, on est passé de l’impérial anglo-saxon au métrique. »

Pour cette rénovation, les Européens sont de nouveau à l’œuvre. D’abord, au niveau du financement : l’Agence française de développement (AFD, partenaire du Monde Afrique) a mis à disposition en 2012, sous forme d’emprunt, la moitié des fonds nécessaires, lesquels s’élèvent à 102 millions d’euros. Le reste est assuré par les coopérations allemande et suédoise. Côté constructeurs, le consortium qui assure les travaux est dirigé par Cegelec, une filiale du français Vinci.

Trois fois plus d’énergie que nécessaire

A une heure et demie de piste de là, dans un hôtel de Chimoio, la capitale provinciale, EDM tient une réunion trimestrielle avec ses contractants. Leurs interlocuteurs sont anglais, allemands, français et ou encore norvégiens. Certains ont fait le voyage depuis l’Europe. Tous fourmillent d’excitation face au challenge.

« Le projet est très technique, il demande d’établir une base vie sur la zone, il n’y a pas d’hôtel, pas de réseau téléphonique », explique Josselin Bayol, chef de projet pour le consortium. Ils ont mis les bouchées doubles pour pouvoir finir dans les temps, fin 2016. « EDM a fait des efforts pour redispatcher son réseau, mais c’est quand même un nœud important pour la production électrique », précise-t-il. Le réseau électrique, souvent surchargé, connaît de nombreuses coupures. « Avec l’arrêt des barrages, l’électricité vient de plus loin, sa qualité est moindre », explique Isaias Rabeca, l’administrateur exécutif d’EDM.

Paradoxalement, le Mozambique n’est pourtant pas en manque d’électricité. Le pays produit presque trois fois plus d’énergie qu’il n’en consomme, soit près de 900 mégawatts (MW) en pic de consommation, selon EDM. L’essentiel de la production est exporté à son voisin, l’Afrique du Sud. C’est le cas du gigantesque barrage de Cahora-Bassa, plus au nord, dont la puissance installée est de 2 075 MW. A lui tout seul, il représente 83 % de l’énergie produite par le Mozambique.

Dans la salle des machines du barrage de Chicamba, l’administrateur d’EDM, Isaias Rabeca, et un technicien devant les nouvelles turbines. | Adrien Barbier

L’édifice est de tous les superlatifs. Plus grand barrage en volume de béton construit en Afrique, il représente le plus grand projet d’infrastructure de l’ancien Empire portugais, dont il incarne aussi le legs le plus controversé. Commencée en 1969, en pleine guerre de décolonisation, sa construction a toujours été vue comme l’œuvre d’une stratégie conjointe du Portugal et de l’Afrique du Sud visant à empêcher la progression de la guérilla mozambicaine au sud du fleuve Zambèze.

Achevé à l’indépendance, ce n’est qu’en 2006 que le Portugal a concédé à rétrocéder l’ouvrage à l’Etat mozambicain, pour près d’un milliard de dollars (881 millions d’euros). Dans la presse portugaise, l’épisode a été vécu comme la coupure du « cordon ombilical », un peu tardive, avec le Mozambique. « Cahora-Bassa é nossa ! » (« Cahora-Bassa est à nous ! ») s’était alors écrié Armando Guebuza, le président mozambicain, qui selon les révélations de WikiLeaks en 2010, aurait empoché entre 35 et 50 millions de dollars de pots-de-vin au moment de la transaction.

Projets de construction de cinq barrages

L’opposition et la société civile dénoncent régulièrement les termes du contrat qui lie le barrage à Eskom, la compagnie d’électricité sud-africaine, comme une injustice. Celle-ci a droit à 75 % de l’électricité produite. « Nous achetons 300 MW à 3 centimes de dollar le kilowattheure, au même prix que l’Afrique du Sud. Au-delà, Eskom nous revend l’électricité entre 15 et 20 centimes, détaille l’administrateur d’EDM. A l’époque, Eskom était le seul client qui pouvait apporter le capital de départ et acheter autant d’électricité. A l’indépendance, la consommation du Mozambique avoisinait les 50 MW. Il y avait aussi la crainte que, si nous obtenions le contrôle du barrage trop précipitamment, nous ne saurions pas comment le faire tourner. » Les Portugais sont partis du jour au lendemain, sans avoir conduit de véritable processus de décolonisation dans la plupart des secteurs d’activité qui aurait permis d’assurer la relève.

D’ici à la renégociation du contrat en 2029, EDM doit donc trouver des sources d’énergie alternatives. La consommation du Mozambique augmente de 10 % annuellement, le résultat d’une politique volontariste d’électrification conjugué au lancement de mégaprojets d’exploitation minière. « Le complexe hydroélectrique de Mavuzi-Chicamba représente justement 10 % de notre consommation totale, ce qui nous permettra de faire face à la demande en 2017. »

Au-delà, le gouvernement s’est lancé dans un ambitieux programme qui fait la part belle à l’hydroélectricité, malgré l’abondance du gaz et du charbon. En 2015, la construction de cinq barrages a été annoncée, pour une capacité énergétique installée supplémentaire de 3 600 MW. De quoi garder un mix énergétique « vert » encore plusieurs années.