Cuba, 2014. | Steve McCurry

« L’inattendu, le moment du hasard maîtrisé, qui permet de découvrir par accident des choses intéressantes qu’on ne cherchait pas. » La formule du photographe américain Steve McCurry pour décrire son travail prend un tour quelque peu ironique ces derniers jours, alors qu’un petit arrangement avec la réalité a été détecté sur une de ses photos. Un flagrant délit de retouche Photoshop ratée qui crée le malaise dans le monde du photojournalisme, régulièrement secoué par des affaires de manipulation.

D’autant que Steve McCurry, 66 ans, est une star. Membre de la prestigieuse agence Magnum, il a couvert en plus de trente ans de carrière de nombreuses zones de conflit et reçu de multiples prix. Le grand public connaît son portrait d’une jeune afghane aux yeux verts, photographiée dans un camp de réfugiés au Pakistan en 1985, devenu une icône.

Aspect irréel

L’affaire a été révélée sur le blog d’un photographe italien, Paolo Viglione, qui est allé voir l’exposition “Le Monde de Steve McCurry” actuellement présentée à Turin (jusqu’au 25 septembre), regroupant quelque 250 photographies prises en Afghanistan, en Inde, dans le Sud-Est asiatique, en Afrique, à Cuba, aux Etats-Unis, au Brésil ou en Italie.

Troublé par l’aspect irréel d’une photo prise récemment dans une rue de La Havane, il l’a observé de près, jusqu’à découvrir un détail troublant à l’arrière-plan : un poteau de signalisation semble hors-sol, tandis que le petit morceau manquant traîne dans les pieds d’un piéton tout proche. Clairement, le poteau – ou le marcheur – a été déplacé, et le trucage n’a pas été finalisé.

Zoom sur l’image de Steve McCurry. | Steve McCurry

Gêné face à l’ampleur de la polémique créée par sa révélation, Paolo Viglione, qui déclare avoir simplement voulu partager cette découverte « amusante », a décidé de supprimer son post, avant de se raviser et de le republier, puisque le mal était fait. Entre-temps, l’image incriminée a été retirée du site du photographe américain.

Zoom sur l’image de Cuba de Steve McCurry. | Steve McCurry

Le photographe a finalement réagi. Dans un mail à PetaPixel, site qui a le premier relayé l’affaire, il explique : « Aujourd’hui, je définirais mon travail comme une narration visuelle (...) La plupart de mes travaux récents ont été faits pour mon propre plaisir dans des lieux que j’avais envie de visiter pour satisfaire ma curiosité sur les gens et la culture. Mon travail à Cuba, par exemple, a été fait au cours de quatre voyages personnels. »

« Je suis avant tout un “storyteller” »

Il détaille cette différenciation entre ce qui serait un travail de journaliste et un travail plus personnel dans une déclaration au blog photo de La Republicca : « J’ai débuté avec le photojournalisme, c’est vrai, en Afghanistan et au Liban. Dans ces contextes, ton devoir est de raconter des faits, de recueillir des documents visuels, des témoignages directs. Puis mon travail a évolué. Aujourd’hui, je pense que je suis avant tout un “storyteller” : mon objectif est de raconter l’histoire de mon aventure avec le monde. Ce n’est plus un travail de news, je ne cherche pas à donner des informations sur un lieu, je ne prétends pas vous faire comprendre comment est Cuba aujourd’hui, comment vivent les gens dans cette société, je n’ai pas ces contraintes. »

Le photographe justifie ainsi certaines retouches en citant le photographe Ansel Adams, spécialiste du noir et blanc, qui « affirmait que le négatif d’une photo est comme une partition musicale, et le tirage en est l’exécution ». A l’ère du numérique, il explique que « tout photographe travaille en post-production sur la correction des couleurs et des contrastes, tout en cherchant à maintenir intact l’esprit d’une image ». Face à des « détails marginaux qui risquent de distraire » le regard, il préconise ainsi l’assombrissement de certaines zones. Il aurait préféré que ce soit la solution choisie pour le poteau cubain. La retouche incriminée aurait été faite sans son aval, assure-t-il.

« J’essaie d’être aussi impliqué que possible dans la révision et la supervision de l’impression de mon travail, mais très souvent, les impressions sont faites et expédiées quand je suis en voyage. C’est ce qui s’est passé dans ce cas précis », a-t-il déclaré à Petapixel. Face à cette « erreur » – une « modification » visant à « simplifier le fond » qu’il n’aurait « jamais autorisée » –, il précise : « J’ai pris des mesures pour changer les procédures à mon studio qui empêcheront que ce genre d’incident arrive à nouveau. » Par ailleurs, le technicien qui a fait cette manipulation de sa propre « initiative » ne travaille plus pour lui, assure-t-il.

« L’intégrité existe, ou pas »

L’un de ses confrères de Magnum, Peter van Agtmael, a réagi à la polémique sur le blog photo du Time. Prenant sa défense, il met en avant l’argument de la subjectivité : « La photographie est une profession incroyablement subjective. Dans les critiques faites à l’égard de McCurry, les mots “vérité” et “objectivité”, très forts, reviennent beaucoup. Je ne crois pas vraiment en ces mots. » Cette part de subjectivité passe ainsi par un faisceau de « manipulations » dont il dresse la liste : « Style, choix d’objectif, position, quoi montrer et quoi exclure du cadre, éditer, choix de l’équipement, contraste, séquence ».

Il plaide également la bonne foi de son collègue : « S’il avait voulu manipuler les images, pourquoi aurait-il approuvé un travail si incroyablement mal fait ? Son explication selon laquelle quelqu’un de son studio a agi unilatéralement semble assez plausible. »

Le photographe Philip Blenkinsop n’est pas de son avis, et l’a fait savoir sur sa page Facebook : « Pour un photographe qui est suivi par des millions de personnes à travers le monde [Steve McCurry a 1,4 million de followers sur Instagram], dont la célébrité et l’héritage doit tout à ses compositions d’images précises (certains diront sans âme), où il y a une place pour chaque chose et où chaque chose est à sa place, de telles manipulations ont énormément de sens parce qu’elles perpétuent son mythe : celui du créateur de l’image parfaite. »

Le professionnel conteste l’argument de la subjectivité dans ce cas précis : « Le débat sur le fait qu’il n’existe pas de “vérité” en photographie, qui est un vrai débat, est ici hors-sujet. Que ce que pense un photojournaliste soit subjectif est un fait ; qu’il devrait aspirer à une approche objective, une approche qui n’est pas déterminée par le gain financier ou la gloire, est aussi un fait. Cela s’appelle l’intégrité. Cela ne peut pas se mesurer. Elle existe, ou pas. »

Depuis, le travail de Steve McCurry a été scruté par les internautes, qui ont détecté d’autres retouches, mises en avant sur le site PetaPixel.