Par Nedim Gürsel

La conquête de Constantinople par les Turcs en 1453 vient d’être célébrée en grande pompe par le gouvernement en présence du président Erdogan qui avait pris l’initiative de cette commémoration lorsqu’il était maire d’Istanbul. Une fois de plus nous avons eu droit à la fanfare des janissaires, aux vaillants guerriers martyres, aux galères ottomanes franchissant les sept collines de la capitale byzantine non pas les voiles gonflées par le vent mais tirées par des bœufs et des soldats. Nous avons donc assisté au grand spectacle du carnage sur les remparts avec son cortège de légendes sanguinaires et de pillage. Les demoiselles grecques ont accueilli une fois de plus avec des bouquets de fleurs le jeune Mehmet II, dit le Conquérant.

L’historien byzantin Dukas, témoin oculaire de cette conquête qui a été pour les vaincus une grande catastrophe a beau pleurer la chute de sa ville, nous les Turcs, « fières de nos ancêtres qui ne descendaient jamais du cheval » comme nous l’a rappelé notre papa-président, tous les ans nous la reconquérons. Et nos dirigeants islamo-conservateurs ne cessent de faire des discours qui semblent complètement anachroniques et qui tournent parfois même au grotesque. En présence d’une foule enthousiaste qui manifestait il y a à peine quelques jours pour que la basilique Sainte-Sophie, avec son immense coupole, ses colonnes de marbre et ses mosaïques, soit de nouveau transformée en mosquée, Istanbul est à nouveau victime d’un nationalisme exacerbé. Dans un pays qui reste toujours candidat à l’Union européenne alors qu’il s’en éloigne chaque jour davantage, tout cela est révélateur d’une idéologie de conquête à jamais ancrée dans la mémoire collective et que les hommes politiques exploitent. Célébrer une conquête ayant eu lieu plus de cinq siècles auparavant peut paraître en effet anachronique, je dirais même saugrenu aux dirigeants européens qui se content eux non pas de célébrer mais de commémorer les guerres plus récentes comme Verdun par exemple. Pour Erdogan, la prise de Constantinople est un prétexte de plus pour défier l’Occident et redonner à son peuple sa fierté refoulée.

Dans la presse occidentale on parle souvent de « dérive autoritaire » pour définir l’évolution de la Turquie d’Erdogan. Aujourd’hui c’est encore pire. Dans un contexte de conflit armé avec les Kurdes et de répression des valeurs démocratiques, en l’absence de l’Etat de droit et de l’indépendance de la justice, nous devons plutôt qualifier la Turquie d’« ottomaniaque agressive ». En utilisant ce terme je ne veux en aucune manière dénigrer la mémoire historique de mon pays, mais attirer l’attention sur l’instrumentalisation des mythes fondateurs par les dirigeants politiques.

Nedim Gürsel est écrivain et directeur de recherche au CNRS. Son dernier livre : « Le fils du capitaine », Edition du Seuil, 2016, 272 pages, 21 euros