Le Royaume-Uni a toujours eu un statut à part en Europe. L’attitude constante des Britanniques est d’être présents dans le jeu européen pour éviter un face-à-face franco-allemand. Le modèle libéral anglo-saxon est différent du modèle économico-social rhénan. Toute l’histoire de la participation du Royaume-Uni à la construction européenne est marquée par cette volonté de libéraliser l’espace économique et de ne pas laisser la dominante franco-allemande, plus sociale, dominer.

Les Britanniques ont su imposer progressivement une construction européenne à la carte. Ils bénéficient « d’opting out » qui sont des dispenses de participation : l’espace Schengen, l’espace de liberté, de sécurité et de justice, la charte des droits fondamentaux et surtout la zone euro. Dans les négociations à Bruxelles le Royaume-Uni essaie toujours de faire prévaloir son point de vue. Si la solution retenue ne lui convient pas, il négocie un « opting out ». Il n’empêche pas ses partenaires d’avancer, mais il se réserve le droit de rester à l’écart des progrès d’intégration. Avec l’accumulation des « opting out » comment le Royaume-Uni peut-il aujourd’hui rester dans une communauté, tout en étant de plus en plus en marge des règles dont elle se dote ?

Et pourtant le Royaume-Uni apporte beaucoup à l’Europe. Le Royaume-Uni est en avance sur ses partenaires en matière d’économie de marché. Le succès de l’Europe repose en grande partie sur la profondeur et l’étendue de son marché qui constitue un moteur de croissance efficace, surtout pour un continent vieillissant. Dans la constitution de ce marché unique, pas encore parachevé, le Royaume-Uni tire l’Europe.

On n’aurait jamais fait l’euro sans les Britanniques. Quelques anecdotes : les services de la Banque d’Angleterre ont apporté une aide précieuse à la réalisation des billets de banques en euros. La loi monétaire (« règlement juridique de l’euro ») a été préparée par des experts de la City grâce à leur compétence juridico-financière. Dans les négociations très politiques sur le « pacte de stabilité et de croissance » Kenneth Clarke (Chancelier de l’Échiquier à l’époque) a joué un rôle d’intermédiaire fort utile entre les Français et les Allemands.

L’euro a été fait sur mesure pour les Britanniques : le jour venu rejoindre l’euro ne leur posera aucun problème. Le 31 mars 1998 s’est tenu, un Conseil européen crucial qui a adopté l’ensemble des textes juridiques pour l’euro, fixé les parités et nommé le premier président de la Banque Centrale Européenne. L’attitude de Tony Blair, Président en exercice du Conseil européen, a été révélatrice. Après des heures de débats houleux, Jacques Chirac a obtenu que Wim Duissenberg soit nommé pour quatre ans et qu’ensuite Jean-Claude Trichet lui succède. Tony Blair a œuvré pour que le premier vice-président de la Banque Centrale Européenne soit un Français (ce fut Christian Noyer) pour quatre ans, car il souhaitait ensuite récupérer le poste pour le gouverneur de la Banque d’Angleterre, disant : « en 2002 on aura rejoint l’euro ».

L’accord 19 février 2016 ne change pas fondamentalement les choses. Les traités ne sont pas modifiés. Cet accord manifeste la volonté de l’ensemble des partenaires du Royaume-Uni de permettre à son Premier Ministre de sauver la face et de présenter une solution qui lui permette, par référendum, de faire accepter par son peuple le maintien du Royaume-Uni dans l’Union européenne. Mais plus fondamentalement que se passera-t-il en cas de Brexit ?

En matière économique, il y aura de la « casse » sans que personne ne puisse aujourd’hui en mesurer la portée. En revanche, la sortie du Royaume-Uni serait une source d’incertitudes, notamment à cause du calendrier et des aléas juridiques qui peuvent durer deux ans entre le résultat du référendum et son départ effectif de l’Union et à cause de l’irritation créée par son comportement chez ses partenaires avec des dommages collatéraux possibles : la fermeture des frontières entre Gibraltar et l’Espagne, le renvoi des migrants de Calais, l’obligation pour les chambres de compensation en euros d’être localisées dans un Etat de la zone euro, par exemple.

Mais l’inquiétude majeure concerne la zone euro. En effet, dans une période de crise, les incertitudes politico-économiques peuvent activer la spéculation. Or, depuis quelques années la convergence économique entre la France et l’Allemagne s’est arrêtée. Aujourd’hui, nous ne ferions pas l’euro compte tenu du non-respect des critères de convergence ! Le niveau des dettes publiques dans certains pays de la zone euro est très élevé. Certes les taux d’intérêts sont très bas, mais on n’est jamais à l’abri d’une crise de la dette qui, quand elle intervient, est toujours soudaine et brutale. Celle-ci pourrait mettre en danger à terme l’existence même de l’euro.

À une situation de Brexit il y a deux issues possibles : soit on franchit une étape supplémentaire dans le « détricotage européen ». Les Grecs ont failli faire exploser la zone euro et ont déjà coûté 300 milliards à leurs partenaires. Les accords de Schengen volent en éclats. Les Anglais, qui en 1998 espéraient rejoindre l’euro avant 2002, sont maintenant sur le point de quitter l’Union européenne. Le système européen peut s’écrouler pan par pan. Le jour où le marché unique disparaît, l’édifice s’effondre. Soit, on assiste à un sursaut franco-allemand qui doit se traduire par un renforcement de l’intégration budgétaire et fiscale entre les deux pays et se formaliser dans un traité propre à la zone euro.

L’enjeu du référendum britannique est majeur. Le Royaume-Uni deviendra-t-il « un passager clandestin » de l’Union européenne ? Les autres pays européens auront-ils le courage, en cas de Brexit, de franchir une étape supplémentaire dans l’intégration européenne pour surmonter la crise et ne pas voir se déliter un processus qui a donné au continent européen 60 ans de paix et de prospérité ?

Yves Thibault de Silguy est Ancien Commissaire européen en charge des affaires économiques, monétaires et financières