« La distribution excessive des sociétés vers le secteur financier nuit à l’investissement réel de ces sociétés » | DENIS CHARLET / AFP

Par Tristan Auvray, maître de conférences en économie, CEPN-CNRS, université Paris-XIII

Dans le cadre de la loi dite « Sapin 2 », l’Assemblée nationale vient d’adopter un article rendant contraignant, et non plus consultatif, le vote des actionnaires sur les rémunérations des hauts dirigeants des sociétés cotées en Bourse.

L’objectif peut paraître louable : les rémunérations démesurées de certains dirigeants requièrent des contre-pouvoirs. Les chercher dans un vote des actionnaires est néanmoins une impasse. Cela renforcera un pouvoir actionnarial aujourd’hui prépondérant qui a des effets dépressifs sur l’investissement.

La mesure qui vient d’être votée présente en effet une limite, qui est souvent évoquée, et un effet pervers qui est quant à lui rarement mentionné. La limite, c’est le caractère inoffensif de la mesure pour la plupart des dirigeants. Après tout, les administrateurs sont nommés et révoqués par les actionnaires, et les structures des conseils d’administration reflètent donc les structures de propriété des grands groupes.

Ce sont donc déjà les grands actionnaires, via leur représentation au conseil, qui choisissent le directeur général et participent aux décisions sur sa rémunération. Le vote de l’ensemble des actionnaires en assemblée générale reflétera aussi cette structure de pouvoir et, sans surprise, les avis consultatifs sur les exorbitantes rémunérations des dirigeants sont dans la plupart des cas positifs.

Des versements de cash

Mais la nouvelle norme juridique n’est pas seulement inoffensive pour les dirigeants, elle est aussi perverse pour l’entreprise elle-même et l’ensemble du tissu économique français.

L’actionnariat des plus grandes firmes est en effet aujourd’hui constitué d’une multitude d’investisseurs institutionnels (compagnies d’assurance, fonds de pension) qui délèguent la gestion de leur épargne à des fonds mutuels ou à des filiales de banques. Or ces investisseurs financiers n’attendent qu’une chose : la matérialisation d’un retour sur placement sous une forme (dividendes) ou sous une autre (plus-values).

Et l’on peut craindre qu’ils conditionnent désormais la rémunération des dirigeants à des versements de cash qui les satisfassent. On sait néanmoins que la distribution excessive des sociétés vers le secteur financier nuit à l’investissement réel de ces sociétés, et déprime l’investissement à un niveau macroéconomique par effet de ricochet sur le réseau de sous-traitance.

C’est pourtant bien la piste vers laquelle semblent s’orienter les plus grandes sociétés comme en témoignent les conditions dans lesquelles l’assemblée générale de Renault a donné un avis consultatif négatif sur la rémunération du dirigeant Carlos Ghosn (près de 7 millions d’euros, en plus des 8 millions dans Nissan).

Leur ami c’est la finance

Revenons sur cet épisode. Le rejet de la proposition de rémunération du dirigeant de Renault, à 54,12 % des voix exprimées, implique essentiellement deux types d’actionnaires : l’État français, premier actionnaire avec près de 20 % des voix, et un ensemble d’investisseurs institutionnels qui ont suivi l’avis de la société Proxinvest, ou qui lui ont tout simplement délégué le vote (chez Renault, les 100 premiers investisseurs institutionnels totalisent 30 % des voix, ce qui permet d’obtenir la majorité avec les voix de l’État français).

Il faut alors se pencher sur les critères invoqués par Proxinvest pour expliquer ce vote négatif. Selon Proxinvest, des critères quantitatifs bien spécifiques auraient dû être atteints pour justifier une telle rémunération. Si Proxinvest concède que l’évolution du rendement pour l’actionnaire de 18,5 % à 18,7 % est satisfaisante, elle fustige néanmoins le recul de la performance en termes de Free Cash Flow (flux de trésorerie disponible), autrement dit l’ensemble de la trésorerie qui n’a pas été investie et qui est immédiatement disponible pour l’actionnaire.

Un rendement de 18 %, déjà très élevé, n’aura même pas été suffisant pour satisfaire les investisseurs car il s’accompagnait d’une diminution du Free Cash Flow de 1 083 millions d’euros à, excusez du peu, 1 033 millions d’euros. Le dirigeant du groupe Renault aurait peut-être dû réduire les investissements pour satisfaire les actionnaires et avoir leur approbation sur sa rémunération ?

L’exécutif et le parlement se sont opposés au plafonnement des rémunérations des hauts dirigeants qui est la seule voie raisonnable pour éviter ces excès. Mais en donnant plus de poids aux actionnaires sur une décision du conseil d’administration, ils ne résolvent en rien le problème des inégalités des revenus. Ils démontrent au contraire une fois de plus que leur ami c’est la finance, et que l’entreprise, malgré l’amour que lui porte Manuel Valls, peut passer au second rang. L’économie française avec.

Tristan Auvray est l’auteur, avec Thomas Dallery et Sandra Rigot, de « L’entreprise liquidée. La finance contre l’investissement » (Michalon, 320 pages, 19 euros).