« S’il faut se demander dans quel monde l’humanité doit s’habituer à vivre, un bon moyen de commencer à le savoir, ou de le percevoir, peut être l’imaginaire de la science-fiction. Le prospecter, c’est aussi accéder à une autre forme de connaissance, plus expérimentale » (Photo: affiche de la quinzième édition du Festival International de science fiction, à Nantes, octobre 2015). | © MANCHU

Par Yannick Rumpala (université de Nice-Sophia-Antipolis, faculté de droit et de science politique (Ermes)

Lorsque les temps paraissent incertains, il faut peut-être aller chercher des angles nouveaux pour regarder le monde et son évolution possible. Pour ceux qui la fréquentent peu, la science-fiction passe fréquemment pour une simple distraction, permettant de provisoirement s’affranchir de la « réalité ». Ou sinon, elle sert les récurrents clichés du type « Ce n’est plus de la science-fiction », souvent énoncés avec autant d’assurance que de méconnaissance du genre.

Pourtant, n’y aurait-il pas aussi quelque chose à apprendre de ces fictions ? S’il faut se demander dans quel monde l’humanité doit s’habituer à vivre, un bon moyen de commencer à le savoir, ou de le percevoir, peut être l’imaginaire de la science-fiction. Le prospecter, c’est également accéder à une autre forme de connaissance, plus expérimentale.

Du fait de la puissance technique acquise, l’habitabilité du monde supposera une capacité à se projeter au-delà du court terme. Cet enjeu de la temporalité, les productions de science-fiction l’absorbent et le convertissent par un travail d’exploration.

Rendre perceptible des conséquences

Dans les situations décrites, les futurs imaginés donnent à voir les résultantes d’orientations collectives. Testées en quelque sorte. Voulez-vous voir ce que peut donner un techno-capitalisme poussé à son extrême ? Lisez les auteurs du courant cyberpunk : ces visions où le progrès technologique a largement continué en proportion inverse du progrès social.

Si tout paraît aller plus vite et résulter de complexités multiples, l’enjeu est de pouvoir continuer à visualiser ou rendre perceptible des conséquences. Comme si on avait utilisé la fonction « avance rapide » pour se placer à un autre moment peut-être à venir.

Les exemples intéressants abondent, mais sont peut-être davantage à trouver en littérature qu’au cinéma, tendanciellement noyé dans les logiques du grand spectacle. En profitant de ce qu’elles problématisent, les œuvres du genre peuvent être utiles aux réflexions éthiques et politiques, notamment pour des enjeux à peine émergents ou semblant trop abstraits.

Par exemple, sur les affrontements d’intérêts que peuvent exacerber l’épuisement des ressources énergétiques et la course à la mainmise sur le patrimoine génétique des plantes, comme dans La Fille automate de Paolo Bacigalupi. Ou sur la contribution des systèmes médiatiques au déplacement des formes de pouvoir, comme dans Jack Barron et l’éternité de Norman Spinrad. Ou encore sur les modalités de participation d’intelligences artificielles aux affaires collectives, comme dans les romans d’Iain M. Banks sur la civilisation de la Culture.

Rouvrir le champ des possibles

Les interrogations installées dans le registre de la science-fiction sont une manière de poser la question du changement social, de ses conditions et de ses potentiels aboutissements. Les décalages spatio-temporels offerts permettent de désenclaver l’imaginaire collectif et de rouvrir le champ des possibles.

Ces récits racontent, mais proposent aussi des expérimentations fictives, sous forme de situations hypothétiques mais soumises à une obligation de cohérence minimale. D’où leur utilité pour penser la recomposition des collectifs du fait de l’arrivée de nouvelles technologies ou de la multiplication des inventions et fabrication humaines. Ou pour réfléchir aux enjeux écologiques, dans la mesure où, dans ces récits et les situations qu’ils mettent en scène, percent aussi des questionnements sur la place de l’espèce humaine dans les milieux, sur Terre ou ailleurs, qu’elle cherche à occuper.

Des utopies pour l’action publique

L’Institut de la gestion publique et du développement économique (IGPDE), chargé de la formation continue des agents de l’administration de l’économie et des finances, organise mercredi 25 mai les 15e Rencontres internationales de la gestion publique à Bercy, sur le thème des « utopies pour l’action publique ».

Au programme, des conférences du sociologue Bruno Latour et des philosophes Michel Serres et Daniel Innerarity, et deux tables rondes :

– « L’Etat face à sa modernité », avec Marc Abélès (EHESS), Isabelle Bruno (Lille-II), Dominique Cardon (Orange Labs), Maja Fjaestad (secrétaire d’Etat auprès de la ministre chargée « du futur »), David Graeber (London School of Economics) ;

– « Des utopies en devenir », avec Frédérique Aït-Touati (EHESS), Laurent Ledoux (ministère belge des transports), Zak Allal (Université de la singularité, Google et NASA), Michel Lallement (CNAM), Audrey Tang (hacktiviste, Taïwan).

Renseignements: www.economie.gouv.fr/igpde-seminaires-conferences/rigp-2016

« Le Monde » publie sur son site Internet plusieurs textes des contributeurs de cette journée.

Ces visions ne sont pas à prendre comme des prédictions, mais plutôt comme des points de repère dans un éventail de trajectoires possibles. Chacune donne à voir les principes et valeurs privilégiés par un collectif. La science-fiction permet ainsi de mettre en comparaison des sociétés qui valoriseraient des aspects différents de l’existence et du monde.

Il ne suffit pas de dire que le futur se construit collectivement dans le présent : il faut aussi savoir ce qui l’oriente. En mettant le futur en récit, en lui donnant une consistance, la science-fiction en constitue aussi une exploration multidimensionnelle. À condition de ne pas oublier les forces sociales qui la travaillent, elle peut constituer une amorce, une aide, pour ne pas seulement être en spectateur face au futur, mais peut-être apprendre également à y trouver des prises.