Les Yegna : « Nous ne sommes pas les Spice Girls éthiopiennes ! »
Les Yegna : « Nous ne sommes pas les Spice Girls éthiopiennes ! »
Par Emeline Wuilbercq (contributrice Le Monde Afrique, Addis-Abeba)
Leur groupe a été créé de toute pièce, mais les Yegna se sont donné une mission : faire évoluer les mentalités en Ethiopie.
De prime abord, elles ont un air un peu mièvre. Ces cinq jeunes filles, apprêtées jusqu’au bout des ongles, sont rompues à l’exercice de l’interview et aux réponses prémâchées. Une question les réveille soudain. « Stop ! Nous ne sommes pas les Spice Girls éthiopiennes ! », s’énerve Teref Kassahun en fronçant légèrement les sourcils tandis que ses amies opinent du chef. La brindille au bonnet jaune vissé sur la tête en a assez des raccourcis. « Nous sommes différentes de ces filles ! », assure-t-elle.
En quelques années les cinq chanteuses de Yegna sont devenues des idoles en Ethiopie. Leur groupe de musique a été créé de toute pièce par Girl Hub, un projet né de la collaboration entre le Département britannique du développement international et la Fondation Nike. « Mais le girls band anglais des nineties, c’était seulement pour le fun, soutient Teref Kassahun. Nous, nous avons une mission : donner de la voix aux femmes qui n’en ont pas. »
Rencontre avec les Yegna, girls band ethiopien qui fait fureur
Durée : 04:05
Depuis trois ans, les jeunes filles sont les héroïnes d’un feuilleton diffusé sur les ondes éthiopiennes, et qui touche plusieurs millions d’auditeurs. Il raconte l’histoire de Mimi, Emuye, Lemlem, Sara et Melat, cinq personnages dont l’adolescence est loin d’être paisible. Grâce au chant, les Yegna – qui signifie « nous » en amharique, l’une des langues de l’Ethiopie – surmontent ensemble les obstacles auxquels les filles font face au quotidien.
« Comme des grandes sœurs »
La série radiophonique, toujours suivie d’un débat, aborde des sujets tabous, parfois ignorés, dans la société éthiopienne qui vit sous le lourd poids de la tradition. Les femmes n’ont souvent pas le droit de se plaindre de leur condition dans un pays où la moitié d’entre elles sont mariées à l’âge de 15 ans. Mimi, par exemple, doit survivre dans la rue après avoir fui le mari qu’on lui avait imposé à ses 12 ans. Emuye, elle, se bat pour se sortir des griffes d’un père alcoolique et violent.
Les cinq filles, qui ont été sélectionnées lors d’un casting, sont devenues des starlettes dans la capitale, Addis-Abeba. D’immenses panneaux publicitaires annoncent la sortie de la prochaine saison de leur série radiophonique. Le moyen-métrage Yegna a été visionné près de 640 000 fois sur la chaîne YouTube de la première plateforme éthiopienne de partage de vidéos DireTube. Leurs titres phares, « Abet », « Sidet » et « Taitu » – en featuring avec la célèbre chanteuse éthiopienne Aster Aweke – cumulent plus de 4 millions de vues.
Quand les Yegna sont parties en tournée dans les villages éthiopiens, des milliers de spectatrices chantaient en chœur leurs tubes. « La plupart d’entre elles ne connaissaient que nos voix. Certaines filles ont marché pendant des heures pour nous voir », s’étonne Teref Kassahun. Bien sûr, les chanteuses apprécient le fait d’être sous le feu des projecteurs. Mais à la gloire s’ajoute une certaine pression.
Yegna - The Movie - የኛ - DireTube Cinema
Durée : 56:35
« Nous avons une responsabilité vis-à-vis des jeunes filles car nous sommes une source d’inspiration, des modèles, comme des grandes sœurs », affirme Eyerusalem Kelemwork, qui interprète Sara, « l’intello » de la bande qui rêve d’une grande carrière scientifique. En Ethiopie, ce rêve peut sembler inaccessible quand une fille sur trois ne sait pas lire ou ne va pas à l’école.
Abet, Yegna Band
Durée : 04:41
Changer les mentalités
« Je pense que nous avons un réel impact sur les jeunes, filles ou garçons », veut croire Teref Kassahun. Certains en ont pourtant douté. La droite conservatrice britannique a grincé des dents quand elle a appris que le Département du développement international avait investi 4 millions de pounds (5,2 millions d’euros) pour former les « Spice Girls d’Ethiopie ». Mais la polémique s’est rapidement dégonflée.
« Sont-ils venus sur le terrain pour nous juger ? Non ! », se contente de commenter Teref Kassahun, sans donner plus d’informations sur les résultats concrets des actions du girls band sur le terrain. « C’est impossible de changer en cinq ans une mentalité qui existe depuis des générations », se justifie Eyerusalem Kelemwork.
« Quand des fans me croisent dans la rue, ils se précipitent et me disent : “Ayzosh”, qui signifie “sois forte” en amharique », poursuit Zebiba Girma, qui interprète Emuye. Pour elle, c’est un pas en avant dans la sensibilisation : en Ethiopie, deux femmes sur trois pensent encore que les violences conjugales sont justifiées.
A la veille du lancement de la septième saison, les filles sont « motivées, plus soudées que jamais… contrairement aux Spice Girls », plaisante Teref Kassahun. Elles n’ont pas encore lu le script mais espèrent des épisodes moins sombres que les précédents. « C’est bien d’exposer les problèmes pour éveiller les consciences, affirme Rahel Getu, l’interprète de Lemlem. Mais nous devons également prouver à nos fans que nous pouvons trouver des solutions. »