« Après une longue série de scandales politico-financiers et de lois anti-corruption, le nombre d’affaires jugées en justice demeure dérisoire. Les manquements au devoir de probité concernent moins de 300 condamnations par an, avec même une tendance à la baisse ». La discussion en séance du projet commencera le 6 juin à l’Assemblée nationale. | KENZO TRIBOUILLARD / AFP

Par Adrien Roux, doctorant en droit pénal sur la corruption, chargé d’enseignements (Aix-Marseille Université)

En France, les lois contre la corruption évoluent à un rythme de plus en plus rapide. Mais elles restent essentiellement tributaires de visions criminologiques dépassées. L’actuel projet de loi Sapin 2 relatif à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique ne déroge pas à cette malheureuse tendance.

En l’état, il prévoit un important dispositif préventif, à destination des grandes entreprises et plus marginalement des collectivités locales. Il crée aussi une peine de mise en conformité et un début de financement pour la protection des lanceurs d’alerte. Ces efforts peuvent être salués. Mais entre prévention et peine éventuelle, il y a un monde. Et là réside tout le problème : comment poursuivre et prouver les faits de corruption en l’état du droit ? Le projet est encore étonnamment silencieux sur ces aspects pourtant stratégiques.

Depuis plusieurs décennies, nous connaissons l’impact social destructeur de la corruption. Dès 1941, le sociologue américain Edwin Sutherland démontrait que les « crimes en col blanc », dont la corruption est l’exemple par excellence, sont beaucoup plus répandus que ce généralement imaginé, provoquant des conséquences beaucoup plus graves que les criminalités ordinaires (« street crime ») et bénéficiant d’une large impunité, résultant d’une volonté politique défaillante de les combattre. Depuis, de nombreuses études sont venues confirmer et étayer ce point de vue. Mais la France reste à la traîne sur ces questions.

Résultat : après une longue série de scandales politico-financiers et de lois anti-corruption, le nombre d’affaires jugées en justice demeure dérisoire. Les manquements au devoir de probité concernent moins de 300 condamnations par an, avec même une tendance à la baisse. Le tout s’accompagne de peines prononcées qu’on peut difficilement croire proportionnées ou dissuasives : pour la corruption seule, la moyenne est de 8 mois d’emprisonnement avec sursis et 8 000 euros d’amende. Le sommet est atteint pour la corruption internationale : la France n’a pas réussi à condamner définitivement une seule entreprise en seize ans.

Autoriser le recours aux « techniques d’enquête spéciales »

Cet échec judiciaire se répercute logiquement sur la confiance publique. Suite au stupéfiant aveu de fraude fiscale de l’ancien ministre Jérôme Cahuzac, les lois du 6 décembre 2013 visaient à « moraliser la vie politique » et restaurer cette confiance déclinante. C’est le mouvement inverse qui se produit : la confiance envers les responsables politiques ne cesse de dévisser. Elle n’a même jamais semblé aussi basse sous la Ve République, alors que 77 % des Français considéreraient la plupart des responsables politiques comme corrompus (sondage Ipsos, mars 2016).

Comment inverser la tendance ? En premier lieu, une vision systémique du combat contre la corruption, mobilisant l’ensemble de notre système juridique semble indispensable. Dans nombre de procédures, on constate que les corruptions prospèrent au sein de réseaux puissants, durables, occultes, structurés, protégés par la loi du silence et une aura d’impunité. Il faut en tirer les conséquences et doter police et justice des moyens adaptés.

Pour cela, le Parlement peut créer des circonstances aggravantes (bande organisée, interposition de structure offshore) aux infractions de concussion, corruption, trafic d’influence, prise illégale d’intérêts, favoritisme sur les marchés publics et détournement de fonds publics. En parallèle, il autoriserait le recours aux « techniques d’enquête spéciales » pour ces délits aggravés. Briser les cercles internes de la corruption supposera aussi d’étendre considérablement le régime des « repentis ».

Enfin, pour faciliter la preuve, une nouvelle infraction de « corruption pour l’exercice des fonctions » s’avérerait très utile, sur le modèle de la loi italienne du 6 novembre 2012. Elle permettrait d’enfin tourner la page des débats sibyllins autour du « pacte de corruption » liant l’avantage reçu à un acte déterminé de la fonction.

La voie la plus efficace pour réussir

Demeurera l’éternelle question des moyens. Après les attaques terroristes, le gouvernement a aligné par milliers des postes de policiers et d’agents du renseignement supplémentaires. Mais les effectifs de magistrats et enquêteurs spécialisés sur les corruptions restent squelettiques. Pour les dossiers les plus complexes et aux enjeux financiers les plus lourds, on compte seulement une quinzaine d’officiers de police judiciaires au sein de l’Office central anti-corruption (OCLCIFF), autant à la Préfecture de police de Paris et 13 magistrats rattachés au Parquet national financier (PNF). Les divisions territoriales sont moins bien loties encore.

A l’opposé, la seule entreprise Thalès compte plus de 160 collaborateurs qui travaillent sur la conformité. Il est vain d’accroître indéfiniment la pression sur le secteur privé. Tant que le gouvernement ne sera pas capable d’aligner au moins autant de personnels pour lutter contre la corruption qu’une seule grande entreprise, le reste sera littérature.

Bien d’autres réformes se révéleront tout aussi indispensables. A commencer par la pleine indépendance des procureurs. Car une démocratie digne de ce nom ne peut sans dérives graves se priver de « contre-pouvoir autonomes ». Les Français font encore trop souvent l’expérience que les corrompus sont rarement poursuivis et encore plus rarement sanctionnés.

Cette réalité continue de démoraliser l’ensemble de la société. Elle entretient l’idée que les passe-droits, arrangements, « pistons », protections puissantes et réseaux occultes sont la voie la plus efficace pour réussir. Mais le Parlement peut encore se saisir du texte pour envoyer un signal fort et en faire une arme efficace contre la corruption.