« It’s our turn to eat » : « à notre tour de manger ». Au Kenya, l’expression désigne le moment pour les personnalités publiques, accédant aux responsabilités, de « s’enrichir » ou « s’en mettre pleins les poches. » Dans un pays rongé jusqu’à l’os par la corruption, rares sont ceux qui laissent passer les plats.

Aujourd’hui, pourtant, un semble y renoncer : Patrick Njoroge, gouverneur de la Banque centrale du Kenya (CBK). Dès sa promotion à la tête de l’institution, il y a exactement un an, le banquier étonne, refusant les voitures de luxe mis à sa disposition et retournant poliment les clés de la demeure qu’on lui attribue, dans le très chic quartier de Muthaiga. Son tour de « manger », Patrick Njoroge le laisse passer au propre comme au figuré. Début juin, un groupe de réflexion a cru bon de lui offrir un gros gâteau bien crémeux pour le féliciter de son prix de « meilleur gouverneur » du continent, remis par les African Banker Awards. Il a poliment remercié… avant d’en faire cadeau à des enfants défavorisés : incorruptible.

L’argentier

Patrick Njoroge, haute taille, de grands yeux réfléchis derrière de discrètes lunettes, arrive à l’heure au rendez-vous, donné dans ses bureaux du centre-ville. L’argentier déploie ses longues jambes sous la table de réunion, tournant le dos à la fenêtre et au fracas des rues lavées par la saison des pluies. Sa récompense, il l’a reçue pour avoir « nettoyé le secteur bancaire de son pays », dixit le comité du prix parrainé par la Banque africaine de développement (BAD).

En juin 2015, Patrick Njoroge hérite d’une situation intenable. L’inflation dépasse les 7,5 % et le shilling kényan dévisse dangereusement, ayant perdu en un an près de 20 % de sa valeur face au dollar. Immédiatement, le gouverneur ordonne deux hausses successives du taux directeur de la CBK, qui passe subitement de 8,5 % à 11,5 %. Un geste offensif et radical, et un premier succès : l’inflation chute rapidement. Elle est aujourd’hui à 5 %, son taux le plus bas depuis quatre ans.

Plus inquiétant encore : dans l’ombre des grandes banques, telle la Barclays, prolifèrent une multitude d’établissements de petite et moyenne taille, aux comptes aussi opaques que suspects. Le Kenya possède 43 banques commerciales pour 45 millions d’habitants, soit l’un des ratios les plus élevés du continent. Le Nigeria, avec une population quatre fois supérieure, n’en compte qu’une vingtaine.

Fraudes et blanchiment d’argent

L’été venu, le rideau tombe : en août, puis en octobre, deux petits établissements, la Dubaï Bank et l’Imperial Bank, s’effondrent, suivis, en avril, de la Chase Bank, une institution de taille moyenne hébergeant les économies de 55 000 épargnants. En cause : des pertes massives et des comptes masqués, un stock considérable de prêts irremboursables, mais aussi des cas de fraudes et de blanchiment d’argent. Concernant la Chase Bank, ce sont 166 millions de dollars (147 millions d’euros) de généreux prêts qui ont été accordés à des entreprises liées aux membres de sa direction. Des rumeurs sur les réseaux sociaux créent la panique. Les comptes sont gelés et les retraits bloqués.

Patrick Njoroge ne tremble pas et place successivement les trois banques sous tutelle de l’Etat. L’interventionnisme porte ses fruits : Chase Bank rouvre au bout de trois semaines sous la gestion de la puissante Kenya Commercial Bank (KCB) et huit directeurs de banques, dont deux de Chase, sont arrêtés par la police. Mais le gouverneur voit au-delà de la crise. « Nous n’avons pas choisi le timing de notre action, explique-t-il. Mais nous avons utilisé ces événements comme une opportunité pour réformer le système. Il fallait revoir les pratiques du secteur financier. » En novembre 2015, la CBK met en place un moratoire suspendant les licences accordées aux banques commerciales et ordonne un audit général pour remettre de l’ordre dans tous les établissements du pays.

La philosophie du neuvième gouverneur de ce nom tranche avec ses prédécesseurs attentistes et volontiers complaisants. « Les chiens de garde auraient dû aboyer plus tôt et plus fort. Nous nous étions endormis ! », a récemment tonné Patrick Njoroge. « Les anciens gouverneurs étaient favorables à une expansion incontrôlée du secteur bancaire avec le plus possible d’institutions et d’épargnants, analyse George Waithaka, analyste financier à Dalberg. Patrcik Njoroge, lui, promeut la stabilité. Il veut un système bancaire propre. »

Il brocarde régulièrement

Le gouverneur ne se sent pas tenu par la même modération qu’une Janet Yellen (présidente du COnseil des gouverneurs de la Réserve fédérale américaine) ou un Mario Draghi (président de la Banque centrale européenne). En janvier, il n’a pas hésité à convoquer l’ensemble des banques du pays afin d’exiger un abaissement de leurs taux d’intérêt aux particuliers (extrêmement élevés, autour de 20 % en moyenne). Celui qui brocarde régulièrement les « huit banques contrôlant 80 % des dépôts » affirme travailler « pour chacun des 45 millions de citoyens kényans : pas pour les 1 % les plus favorisés. »

Coup de menton, fermeté, interventionnisme : toute une culture que Patrick Njoroge a dû apprendre de ses années au Fonds monétaire international (FMI), où il a travaillé plus de vingt ans. Dans son bureau trône d’ailleurs une photo où il pose en compagnie de la directrice générale du Fonds, Christine Lagarde.

Né en 1961, d’ethnie kikuyu (la même année et la même tribu que le président Uhuru Kenyatta), le futur gouverneur fait ses classes à l’université de Nairobi puis à Yale (Etats-Unis), où il obtient un doctorat en philosophie et économie. Revenu au Kenya, il travaille auprès du ministère du plan puis des finances, avant de prendre en 1995 la direction du FMI, où il grimpe tous les échelons, promu à la tête d’une mission en République dominicaine avant de devenir conseiller auprès du directeur adjoint.

Frère d’âge et de tribu

En juin 2015, le président Kenyatta repère cet influent frère d’âge et de tribu et le nomme gouverneur de la Banque centrale. Patrick Njoroge subit alors l’interrogatoire des parlementaires. Inconnu du grand public, il fait sensation en avouant ne posséder aucune propriété dans le pays et, surtout, être célibataire : une rareté au Kenya. « Je suis célibataire par choix et très à l’aise ainsi », répond-il, embarrassé, aux députés.

Par choix ? Les parlementaires le savent : Patrick Njoroge n’est pas seulement croyant et catholique, mais aussi et surtout membre de l’Opus Dei.

La très controversée « prélature personnelle » du Vatican, qui promeut le célibat, est régulièrement accusée de pratiques sectaires. Elle est influente au Kenya où elle compterait un millier de membres. Avant l’université, Patrick Njoroge a fait ainsi ses classes à la Strathmore School, une école d’élite britannique fondée par l’Opus Dei en pointe sur les études de finance et de business.

« M. Njoroge est un membre actif et très impliqué », confirme une personnalité influente de l’Opus Dei à Nairobi. « Ma vie est un tout, explique le gouverneur. Religion et travail sont liés. Quand je m’adresse aux gens de mon équipe, je leur parle mais je prie en même temps. Je me connecte à Dieu à travers eux. On ne peut pas s’enfuir ou se cacher de Dieu : il est dans mon bureau et, à la fin de la journée, je sens que Dieu sait ce que j’ai fait. »

« Secte très rigide »

Mais la foi du moine soldat a ses limites. Malgré les rodomontades, les taux d’intérêt des banques n’ont toujours pas baissé. « Vous pouvez faire tous les discours que vous voulez, une banque ne va pas faire baisser ses taux si elle n’en a pas envie », explique Eric Munywoki, chef de projet à Sterling Capital. « Le secteur bancaire, s’il se sent dos au mur, pourrait même prendre des actions contre lui », estime-t-il. La foi du gouverneur n’est pas universelle.

« Cette secte [l’Opus Dei] (…) est très rigide et ses règles ne peuvent pas être appliquées au fonctionnement de la Banque centrale », a ainsi persiflé le chef de la majorité à l’Assemblée nationale. Des employés de la Banque centrale disent aujourd’hui subir des intimidations et des menaces de mort.

La CBK a abaissé d’un point son taux directeur, signe que l’inflation s’éloigne. Mais le secteur bancaire est loin d’être stabilisé. Les prêts dits « non performants » (ou défaillants) ont représenté 6,8 % du total des crédits en février, soit un point de plus que l’année précédente. Le gouverneur craint des déstabilisations extérieures. « Nous avons très peur du Brexit, avoue-t-il. On parle peu des conséquences sur le reste du monde. La volatilité pourrait être phénoménale sur les marchés et plonger l’économie mondiale dans la dépression. »

Compétent, loin des luttes tribales, Patrick Njoroge, sur le papier, a un profil séduisant. Pense-t-il à la politique ? « Jamais ! Aucune ambition ! Zéro ! », insiste-t-il. A la sortie de l’entretien, le banquier se fait pourtant malicieux. « Peut-être y a-t-il des choses que vous savez et que j’ignore ? », sourit-il.