De gauche à droite : photos de Sean Vegezzi, chien d’Aline Bouvy, tableau de Cleon Peterson et extraits du dossier judiciaire de Fabrice Yencko, alias Cokney. | GALERIE RABOUAN MOUSSION

Un chien du genre « sac à puces » accueille les visiteurs sur le perron de la galerie parisienne Rabouan Moussion, d’autres de ses congénères explorent l’intérieur avec la même indifférence tranquille. Cette meute en bas-relief, la Belge Aline Bouvy l’a modelée d’après des photos de chiens errants trouvées sur Internet. Hugo Vitrani en fait, dans son exposition intitulée « Retiens la nuit », de parfaits compagnons de fortune pour une virée à travers les visions nocturnes de douze artistes de générations et de nationalités différentes qui, pour la plupart, se sont d’abord fait un nom sur les murs des villes.

Entre dérives, vertiges ou fantasmes se déclinent ainsi « des nuits fauves, des nuits pop, des nuits synthétiques, des nuits errantes, violentes, sécuritaires, ludiques, érotiques, pornos, blanches ou debout », résume le commissaire – par ailleurs instigateur du Lasco Project, la programmation dédiée à l’art urbain du Palais de Tokyo –, à qui la galerie Rabouan Moussion a donné carte blanche. Mais point d’inventaire ou d’accumulation dans cet accrochage interlope jouant sur les échos et les contre-points, où l’éclat surgit là où on ne l’attend pas : à la marge, toujours paradoxal ou clandestin.

Lire le reportage sur le Lasco Project : L’art urbain continue son infiltration au Palais de Tokyo

Hédonisme précaire

Olivier Kosta-Théfaine (connu comme Stak sous son nom de graffeur) a transformé un des plafonds de la galerie en un ciel calciné dessiné au briquet, minutieux réseau abstrait qui sublime une pratique vandale généralement signe d’occupations intempestives de cages d’escalier. Dessous, deux peintures numériques de la Suisse Louisa Gagliardi offrent d’énigmatiques scènes où les corps ou les regards se croisent dans des clairs-obscurs aussi intimistes que flous ; en face, une petite peinture à l’huile en noir et blanc de Guillaume Bresson révèle une baston chorégraphiée dans un parking où les ombres se détachent sous la lumière blafarde des néons.

Plafond de Olivier Kosta-Théfaine, toile de Guillaume Bresson. | GALERIE RABOUAN MOUSSION

Entre les deux, en équilibre instable : le pare-brise d’une voiture récemment brisé par des casseurs le long du canal Saint-Martin et récupéré par SKKI©, qui a rôdé plusieurs nuits dans Paris pour rapporter ses trouvailles, autant de « ready-made » de rue. Dans la pièce suivante, l’arte povera de cette figure historique du graffiti en Europe se fait petit théâtre d’un hédonisme désenchanté et précaire : sous un poireau-palmier bricolé, une noix de coco déshydratée façon verre à cocktail, un kit de seringues vide sur lequel un message très administratif du ministère de la santé semble monologuer. Dans les airs, toujours par SKKI© : un nuage de mégots récoltés aux Bains-Douches renferme autant de moments partis en fumée.

Une toile du Grec Stelios Faitakis, chez qui l’esthétique des icônes byzantines se conjugue au muralisme mexicain dans une fièvre de références aux maux et excès de la société actuelle, se confronte à une composition presque aussi foisonnante du Californien Cleon Peterson, mais où règne en contraste une violence implacable, sourde, assénée par de musculeuses silhouettes noires et blanches. Le premier fut longtemps actif dans la rue avant de produire en atelier ; le second, issu de la scène du skateboard, a connu une descente aux enfers liée à la drogue, et la vie dans la rue. La (contre)culture du skateboard est d’ailleurs directement conviée dans l’exposition à travers une photographie d’un skatepark enneigé et fantomatique, espace sculptural saisi entre chien et loup par Raphael Zarka.

Moments de bascule dans l’infraction

Les œuvres de deux artistes s’ancrent dans des gestes répétés jusqu’à l’abstraction. Avec ses peintures à la serpillère, dont une est présentée ici, Evan Robarts reproduit les mouvements humbles qu’il a pratiqués lorsqu’il fut concierge d’immeuble à New York. Une gestuelle où l’on peut aussi voir un clin d’œil au grand nettoyage de la ville depuis une vingtaine d’années, notamment en matière de graffiti.

Fabrice Yencko, qui a sévi de façon spectaculaire dans le métro et le RER sous le nom de Cokney jusqu’à son arrestation en 2012, revisite aujourd’hui son travail à travers des pièces à conviction – les froides photocopies en noir et blanc de son dossier judiciaire, dont il expose ici des extraits –, mais aussi des peintures où, plutôt que de plagier sa démarche transgressive, il propose une approche plus plastique en jouant sur des accumulations de couches de couleur… sous le vert RATP.

Photographie de Raphael Zarka. | GALERIE RABOUAN MOUSSION

Plus documentaires, les photographies de Ryan McGinley et de Sean Vegezzi se répondent d’un mur à l’autre : le premier a immortalisé les nuits sauvages de la scène underground new-yorkaise dès la fin des années 1990 – on croise ici son ami Dash Snow, icône borderline mort depuis d’une overdose, taguer nu. Le second (qui fut l’assistant du premier) a capté les à-côtés du graffiti dans le New York sécuritaire post-11-Septembre : ici des moments de bascule dans l’infraction, lorsque les membres de sa bande franchissent grillages et palissades pour entrer dans des espaces de liberté volée. Dommage que la nuit passe si vite dans les deux salles de la galerie, on aimerait la retenir encore un peu.

« Retiens la nuit », jusqu’au 25 juin à la galerie Rabouan Moussion, 11, rue Pastourelle, Paris 3e, du lundi au samedi de 10 heures à 19 h 30. Catalogue disponible prochainement. www.rabouanmoussion.com