Il est d’usage de présenter l’Europe comme la victime consentante de la révolution numérique. Aucun grand champion de la première vague de l’Internet, celle des Google, Apple, Facebook ou Amazon (les GAFA), ni de la seconde, celle des Netflix, Airbnb, Twitter, Uber (les NATU), ne serait né en dehors des frontières étroites de la côte ouest américaine. Hormis, bien sûr, les vedettes chinoises, qui ont prospéré à l’intérieur de frontières closes et qui, pour l’instant, ne sont pas vraiment sorties de leur pré carré.

Ce n’est plus tout à fait le cas avec le suédois Spotify, dont les résultats 2015 ont été dévoilés lundi 23 mai. Avec près de 90 millions d’utilisateurs dans le monde, il s’est imposé comme la première plate-forme mondiale d’écoute de musique en ligne. Avec tous les attributs d’un vrai leader. Une technologie de rupture, l’écoute non plus en téléchargement, mais en flux continu, le streaming, une présence dominante en Europe et aux Etats-Unis et un modèle économique fondé sur des abonnements payants (28 millions en 2015). Son chiffre d’affaires a atteint, en 2015, les 2 milliards d’euros, soit presque le double de l’année précédente et autant qu’une star comme Twitter.

Moitié moins d’abonnés payants que Spotify

L’entreprise, dont le premier produit est sorti en 2008, a réussi son implantation aux Etats-Unis, devant les mastodontes Google et Apple et a l’ambition de développer sa plate-forme au-delà de l’écoute de musique, notamment vers la vidéo. Ce qui, au passage, relativise l’invincibilité des empereurs de la Silicon Valley, qui, du haut de leurs centaines de milliards de valorisation, n’ont pas anticipé la révolution musicale du streaming.

Celui-ci représente désormais la moitié de la totalité des ventes de musique numérique, qui, pour la première fois en 2015, ont dépassé, dans le monde, les ventes de support physique. Apple, le fossoyeur du CD, a tardé à prendre la mesure du phénomène, et son service d’écoute, lancé en 2015, dispose de moitié moins d’abonnés payants que Spotify.

Muscler ses finances

Ce message d’espoir et d’humilité face à l’hégémonie américaine dans l’Internet ne doit pas cacher les obstacles qui se dressent sur la route du suédois. Son modèle économique reste éminemment fragile. La société n’a jamais gagné d’argent et a encore creusé ses pertes en 2015, à 173 millions d’euros.

Uber, Airbnb ou Twitter affichent eux aussi des résultats soit négatifs, soit légèrement positifs, privilégiant l’expansion la plus rapide possible du réseau mondial à la rentabilité. Ensuite, il lui faudra apaiser ses relations avec les artistes dont beaucoup fustigent encore les faibles revenus qui leur sont reversés.

Enfin, pour réussir dans la durée, le groupe devra muscler ses finances. Il a récemment levé 895 millions d’euros de dettes gagées sur sa future introduction en Bourse. Celle-ci sera déterminante. Car, au premier échec, les loups de la Silicon Valley pourraient bien prendre leur revanche et avaler d’un coup l’ambitieux et fragile champion européen.