Depuis 36 ans, le festival du Mans, Europajazz, copiloté par un tandem de choc qui sourit tout le temps et parle très peu (Jean-Marie Rivier, président, Armand Meignan, directeur) est le plus novateur des grands festivals européens. Le plus paradoxal, aussi : gigantesque sans gigantisme (96 concerts dans 54 lieux différents et 41 villes) ; énorme sans mégalomanie (500 musicien(ne)s) ; d’avant-garde sans perdre de vue le didactisme ; mixant les nouvelles venues (Céline Bonacina, baryton sax) et les monuments historiques (Gary Peacock, contrebasse) ; alignant fanfares et rockabilly sous la bannière du turbulent Théo Ceccaldi qui fait l’affiche de cette 37e édition (violon énergumène), etc.

C’est en 1958 que le conseil général de la Sarthe (gauche plurielle) sauva et restaura l’abbaye cistercienne fondée par Bérengère de Navarre en 1229, abandonnée au cours des 19e et 20e siècles, vouée à la culture démocratique depuis bientôt soixante ans.

Europajazz se signale par ses tarifs particulièrement étudiés. Sauf pour la virtuosité chic d’Avishai Cohen (bassiste chantant), heureusement débridé par sa première partie – auraient–ils exigé des cachets extravagants ? Cela surprendrait du François Ripoche (sax) Trio (Sébastien Boisseau, basse, et Simon Goubert, batterie), même augmenté de Ray Anderson.

Un solo de trombone à midi !

Lequel est programmé le lendemain 19 mai, en solo dans la précieuse Collégiale. Un solo de trombone à midi ! Quelle idée… On n’était pas venu pour « ça », mais tant de fraîcheur dans la maîtrise déréglée, l’illumination de l’instant, l’éclat de la technique bue par l’acte poétique, déclenche un enthousiasme tenace. Courbé sur son instrument dont il tire les sons les plus puissants ou les accords (oui, des accords par harmoniques) pianissimo, l’éternel jeune homme de Chicago au rire éclatant (1952) se livre à une « performance » stupéfiante.

Ouverte par un hymne à John Lewis, militant des Droits civiques massacré par les flics en 1964, lors d’une Marche à Delmar (Alabama), la prestation du trombone se coule dans un long mouvement en souffle continu, enchaîne sur un brin de « Conversation » (dialogue de deux « voix », aiguë et grave), aussi drolatique qu’artiste.

Cette forme dialogique, Ray Anderson la reprend dans toutes ses impros. Mise en jeu des parties et voix d’un orchestre imaginaire : Stompin on Enigmas où rôde un air de Stompin at the Savoy ; hommage ironique à Sisyphe dont il raconte longuement l’histoire – délicieuses prises de parole entre les pièces – dans la destinée duquel il reconnaît en passant celle du trombone player (plus joli que tromboniste, non ?).

Dans la foulée, un Mood Indigo (trois voix) à faire trembler Duke Ellington, de bonheur ; le petit récit illustré de sa rencontre auditive, à 8 ans, avec le trombone Vic Dickenson (Xenia, Ohio,1906-1984) avant d’attaquer la mélodie dans les mediums, son accompagnement dans les graves ; Equinox (blues de Coltrane) ; un très virevoltant Struttin With Some Barbecue, et pour finir, son titre qui ferait programme : Just Another Way. L’autre route. En toute simplicité.

Cannes sans les palmes

Les collectifs fomentés par Ray Anderson, outre tous ceux qui l’ont invité (le Surrealistic Ensemble ou le Liberation Music Orchestra de Charlie Haden) ? Slickaphonics, Alligatory Band, Slide Ride… Sa musique ne ment pas plus que ses titres. Un poudré parlerait de performance ; un perturbé, de free jazz ; un couillon, de groove gorgé de swing ; un cornichon pompeux, de « relecture du jazz » ; un sage, de jazz tout court. Le sage aurait finalement raison.

L’Europajazz, c’est Cannes tous les jours, sans les palmes mais avec les marches. Elles vous élèvent vers le plafond de bois de l’Abbaye : comme à Cannes, 29 marches selon les organisateurs, 39 selon Hitchcok, (19 selon la police). Quatre concerts chaque jour, un trio inédit à 17 heures, ce même 19 mai, un trio qui s’invente devant nous : Sophia Domancich (piano), Paul Rodgers (contrebasse), Simon Goubert (drums). Un trio si spontané, si lié, si gai et profond à la fois, qu’on le jurerait subliminalement actif depuis des décennies. Les règles de la musique improvisée sont les mêmes que celles de la conversation.

Émile Parisien Quintet (full concert) - Live @ Festival Europa Jazz 2016
Durée : 01:14:13

Clou de la soirée en deux parties : Emile Parisien / Joachim Kühn quintet, avec Manu Codjia (magicien), Simon Tailleu (basse), Mario Costa (drums). Croisement de routes entre le saxophoniste que l’actualité consacre (ce Parisien formé à Marciac) et l’éblouissant maître de la furia et de l’esprit, Joachim Kühn (piano, né à Leipzig en 1944). Auteur, ce 19 mai, d’un chorus terrible. Deux générations, deux voix, deux histoires, un langage et une énergie en partage.

Beaucoup d’idées

Et comme si la journée ne faisait que commencer, en deuxième partie, le contrebassiste Gary Peacock, Trésor International Vivant (Burley, Idaho, 1935 ; compagnon de route d’Albert Ayler, Rollins, Miles, Bill Evans, Jimmy Giuffre, Paul Bley, Shepp, 35 ans dans « le » Trio – avec Keith Jarrett et Jack DeJohnette). Sonorité brillante, traits fulgurants, Gary Peacock est le dernier – surtout en ces temps où l’on se croit obligé de jouer la contrebasse comme faisaient les ours, au Moyen-Age, même eux ont changé de style – Peacock est le dernier à affirmer l’élégance du geste et la fascinante beauté des mains. Servi sur mesure par le pianiste Marc Copland et Joey Baron (drums).

On disait Gary Peacock gêné par des troubles de l’audition. Il est possible. Mais à ce degré de réserves et de créativité, il fait plus que compenser. Grâce à la complicité feutrée de Joey Baron, aussi : personnalité exubérante, d’une exigence implacable en scène. Depuis la séparation du Trio, Peacock a publié trois albums, dont Now This, pour le label ECM, avec le trio réuni au Mans (2014) ; et deux, bientôt trois, avec le pianiste Robert Kaddouch (2016).

L’Europajazz, c’est cela, un programme, soit, beaucoup d’idées, certes, mais surtout, discrète, tue, une morale du Festival, au sens où on a pu parler, pour le cinématographe, d’une morale de la réalisation. Ce que condense son concert de clôture, le 22 mai : la coproduction du Brotherhood Heritage (Didier Levallet et François Raulin) : toute la prodigieuse musique de « La Confrérie du Souffle » de Dudu Pukwana et Chris Mc Gregor (Somerset West, Afrique du Sud, 1936–1990) – orchestre sud-africain multi–racial en plein Apartheid. Autant dire, bien oublié aujourd’hui. Une façon de jouer ? De « faire » de la musique ? Non : l’autre façon de penser.

Sur le Web : www.europajazz.fr