Dans « la Jungle » de Calais. | Antonin Sabot pour Le Monde

Béatrice (les prénoms ont été changés) se trouve derrière le comptoir du meublé qu’elle tient avec son mari. De vieux habitués traînent au bar, bière pour certains, café pour les autres, en ce milieu de matinée grise. Une porte sur le côté gauche mène à la dizaine de chambres – 350 euros le mois, avec un coin repas et des toilettes –, « quasiment toutes louées ». Certains, des hommes en majorité, « sont là depuis longtemps », une quinzaine d’années pour l’un. « On est comme leur famille. (…) Pour leur anniversaire on leur achète un petit quelque chose », dit Béatrice.

Elle a accepté de parler mais pas son mari, qui se tient au fond de la salle à manger, et qui n’a pas envie d’avoir à faire à des journalistes, ni d’avoir « des ennuis ». Ils ont travaillé un temps avec le centre d’accueil des migrants Jules-Ferry, ouvert début 2015, et géré par l’association La Vie active. Le centre, qui jouxte la « Jungle » et héberge quelque quatre cents femmes et enfants, distribuant aussi 2 500 repas par jour, leur envoyait pour quelques nuits « des gars prêts à repartir chez eux ».

Béatrice évoque avec une admiration sincère mêlée d’étonnement « des jeunes, des gens vraiment instruits, des avocats, des étudiants en médecine ». Mais elle et son mari ont arrêté, ils perdaient de la clientèle. « Il y a des gens dans la misère ici. Ils ont l’impression qu’on aide plus les migrants. » Elle tempère aussitôt son propos : « Ce n’est qu’une impression… parce qu’il faut y dormir dans les tentes. » Et puis les migrants « n’ont pas traversé tout ça pour venir s’échouer à Calais… Se sentir rejeté comme ça partout. (…) Même le climat est hostile », explique-t-elle avec un sourire.

« Restaurants et bars de fortune »

Mathieu, un jeune bénévole activiste, prend part à la conversation et rappelle que la zone qui a été démantelée en mars, la partie sud de la « Jungle », était « la partie la plus vivante, avec quelques restaurants et des bars de fortune ». « Ils ont du mérite quand même d’avoir construit tout ça avec trois fois rien, enchaîne Béatrice. Ils ont apporté leur savoir-faire. » Pour elle, les migrants évitent de sortir trop dans la ville, par crainte d’être « embêtés ».

Quand il y avait encore un squat dans le quartier, avant le printemps 2015, les gens n’allaient plus au supermarché de peur d’attraper la gale, « le truc des rejetés », affirme Mathieu. Chez Béatrice et son mari, les migrants pouvaient venir boire un café, un thé. Mais, là encore, ils ont arrêté pour ne pas perdre la clientèle. « Pourtant, les gens sont accueillants dans le Nord… », tient-elle à rappeler.

Elle voit bien que les gens s’aventurent beaucoup moins sur Calais, « avec tout ce qu’on entend et voit à la télé ». Ils ont reçu récemment des « personnes d’Amiens » tout étonnées de ne « rien voir », sous-entendu des migrants, comme s’ils « s’attendaient à en voir plein les rues ». La journée agitée du 23 janvier en faveur des migrants dans les rues de Calais, qui avait dégénéré – un habitant excédé avait même sorti son fusil et menacé les manifestants –, est dans toutes les mémoires et avait tourné en boucle dans les médias. « Les gens pensent que c’est comme ça tous les jours », se désole Béatrice.

« On n’est pas racistes. On a pas mal voyagé, au Sénégal. (…) On a vu la misère dans laquelle certains vivent. (…) Mais les Calaisiens, ce ne sont pas des voyageurs », précise-t-elle, qui est originaire d’une ville à quarante kilomètres de Calais où elle dit « avoir échoué ». Trente ans qu’ils tiennent l’hôtel. Bientôt la retraite ? « Pour quoi faire ? », demande Béatrice, derrière le bar.