Le match Islande-Autriche. | CHRISTIAN HARTMANN / REUTERS

  • Les systèmes : prime au classicisme

Le football semble être arrivé au bout de son processus d’innovations systémiques. Pour paraphraser le titre du livre du journaliste anglais Jonathan Wilson, la pyramide s’est inversée, du 2-3-5 initial aux 5-3-2 parfois aperçus aujourd’hui. « Nous sommes la génération d’entraîneurs qui utilise les vieilles formations ; nous n’en inventons pas de nouvelles », dit un jour Arsène Wenger, l’entraîneur français d’Arsenal. Cet Euro n’échappe pas à la règle et son élargissement à vingt-quatre nations, qui aurait pu contribuer à plus de variété, conforte au contraire un certain classicisme.

Sans prendre en compte les ajustements en cours de match, qui sont avant tout conjoncturels, des milieux à trois ont été alignés au coup d’envoi d’au moins une rencontre chez dix-neuf des participants. La seule nuance concerne le sens du triangle : dix ont utilisé une pointe haute, en 4-2-3-1, et neuf une pointe basse, en 4-3-3. La France est la seule à avoir inversé son triangle entre deux rencontres (4-3-3 contre la Roumanie et la Suisse, 4-2-3-1 contre l’Albanie).

Les défenses à trois centraux, elles, se comptent sur les doigts d’une main. L’Italie a pris cette option pour profiter à plein de son point fort, le trident turinois (Barzagli-Bonucci-Chiellini devant Buffon) ; le Pays de Galles car le nombre défensif permet de libérer ses talents offensifs, Gareth Bale en premier lieu ; l’Irlande du Nord en début de tournoi puis l’Autriche dans un 3-4-3 coup de poker – en vain – contre l’Islande (1-2) sont les seuls autres exemples. Comme nous l’avions deviné, pas de surprise sur ce plan. L’Euro n’est pas un laboratoire tactique.

  • Sans le ballon : le repli avant tout

Après le football de possession, le football de transition est devenu le paradigme tactique majoritaire. Alors que les organisations défensives sont plus poussées, plus efficaces, ces phases qui suivent les pertes de balle sont déterminantes. Dans le sillage de Marcelo Bielsa ou Jürgen Klopp, le pressing immédiat, presque tout terrain, est devenu un pilier du style de plusieurs clubs majeurs, de Dortmund à Liverpool dans le sillage du coach allemand, jusqu’à Tottenham.

Pourtant, on voit dans cet Euro bien peu de nations exercer un pressing intense et haut sur l’équipe adverse. Volonté de se préserver physiquement, compte tenu de la longueur de la compétition ? Peut-être. Mais ce constat tient aussi à la difficulté de mettre sur pied un pressing bien rodé dans le court temps imparti d’une compétition internationale. « Un pressing n’est pas très compliqué à mettre en place, mais ce qui est plus difficile, c’est que tout le monde y adhère, et y adhère en même temps, avec la même envie, avec la même idée », explique l’entraîneur angevin Stéphane Moulin.

Conséquence : face au manque d’automatismes et de repères collectifs dans la plupart des sélections, qui rendraient suicidaires un pressing tout-terrain permanent, la plupart des équipes optent, lorsqu’elles perdent le ballon, pour un repli en bloc derrière la ligne médiane, un mécanisme aisé à mettre en place tant que les joueurs sont disciplinés et rigoureux dans leur placement. L’axe est généralement densément occupé pour orienter l’adversaire vers les ailes pour l’y enfermer via un coulissage collectif. Le porteur de balle n’est pressé que de manière ciblée. À défaut d’une démarche agressive pour récupérer activement le ballon, l’objectif est d’abord de rendre stérile la possession de l’adversaire et de le pousser à la faute, notamment dans son jeu de passes. Seules l’Espagne et l’Allemagne, cousines de style, s’appuient sur un modèle travaillé en club par la majorité de leurs éléments pour étouffer l’adversaire.

  • Avec le ballon : peu de styles distincts

Il y a les équipes qui veulent le ballon et celles qui préfèrent faire sans. Cette division a toujours été vraie dans le football et elle est particulièrement prononcée depuis le début de cet Euro. Plusieurs matchs ont même vu deux équipes s’échanger la balle comme si aucune n’en voulait. Quand tout le monde cherche à contre-attaquer, on atteint une impasse. Dans cette catégorie, on peut citer la plupart des petites équipes et quelques-unes plus renommées comme l’Italie ou la France, même si cette dernière n’a pas eu le choix : ses deux premiers adversaires étaient plus faibles intrinsèquement et lui ont abandonné la possession.

La majorité des grandes nations se sont emparées du cuir. L’Angleterre, l’Espagne, l’Allemagne et le Portugal, chacune avec ses variations (hauteur des latéraux, largeur des milieux, présence dans la surface et systèmes de jeu) ont connu pratiquement deux-cent-soixante-dix minutes d’attaque placée, face à des équipes très reculées. Elles ont parfois peiné à créer des décalages, par manque de talent ou à cause de lacunes dans leur organisation. L’Espagne n’a pas eu assez de mouvement contre la République Tchèque avant de retrouver du dynamisme par la suite. Même chose pour l’Allemagne avant sa troisième rencontre face à l’Irlande du Nord. L’Angleterre et le Portugal ont montré de vraies dispositions sur attaque placée mais sans l’efficacité.

D’autres sélections ont brisé ce manichéisme tactique, la Suisse mais surtout la Croatie, qui nous a habitué à un jeu ambitieux depuis quelques années en s’appuyant sur deux générations de milieux invraisemblables (Luka Modric, Ivan Rakitic et Milan Badelj d’abord, Mateo Kovacic et Ante Coric pour prendre la relève). Mais la vraie surprise stylistique est hongroise. Grâce à un football simple et juste, basé sur des combinaisons à une ou deux touches de balle, l’équipe de Bernd Storck a terminé à la première place du groupe F. Parmi les nations qui ont profité de l’élargissement de l’Euro, c’est la seule qui s’est qualifiée pour les huitièmes de finale en dépassant 50 % de possession de balle. Elle affrontera dans quelques jours la Belgique, un des pays au style encore indéfinissable que le talent seul ne sauvera peut-être pas face aux certitudes hongroises.

  • Le règne des passeurs

Luka Modric. | Robert Pratta / REUTERS

Luka Modric, Toni Kroos, ou Andrés Iniesta. Chacun à leur poste mais souvent dans l’axe, dans des systèmes de jeu divers mais aux principes similaires (la possession de balle si possible), ils ont tous éclaboussé le premier tour de leur classe et surtout de leur qualité de passe. Dans une compétition où beaucoup d’équipes défendent bas, leur capacité à inventer des intervalles et trouver des espaces impossibles se révèle capitale. C’est le risque quand vous laissez tranquille des pieds surdoués : vous êtes à la merci de l’inattendu, du surhumain. Iniesta a offert à Piqué le but face à la République Tchèque. Modric et Kroos ont eux orienté le jeu de leurs sélections comme des maîtres. Dire qu’en club, ces deux-là jouent ensemble…

Si certaines compétitions font la part belle à la vitesse, cette édition valorise pour l’instant plus les penseurs que les accélérateurs. Les rares ailiers à avoir surnagé l’ont fait en contre-attaque. Excellent sur son côté gauche, Ivan Perisic a réalisé un premier tour de très haut niveau. Il a donné la victoire à la Croatie devant l’Espagne et rappelé que les attaques rapides pouvaient rester au sol. Les vraies équipes de contre, comme l’Italie ou l’Islande, ont sauté leurs milieux, par obligation plus que par choix : elles n’ont pas les joueurs pour imiter la maîtrise des meilleurs.

Cette tendance épouse le paradigme lancé par Fernando Redondo, Pep Guardiola ou Andrea Pirlo. « Avant qu’Ancelotti me place devant la défense, c’était un poste que seuls les joueurs à vocation défensive occupaient, rappelait l’Italien dans une interview au journal espagnol ABC. À l’époque, ils n’avaient qu’une chose en tête : détruire avant de construire. À partir du moment où j’ai commencé à jouer en pivot, il y a eu un changement de tendance. On a démontré qu’on pouvait gagner sans cynisme, tout en jouant bien au football. » L’Italie s’est éloignée de cette idée avec les blessures de Marco Verratti et Claudio Marchisio. Mais son véritable meneur est encore plus bas. Il s’appelle Leonardo Bonucci, évolue en défense centrale et a déposé un ballon parfait dans la course de Giaccherini pour l’ouverture du score contre la Belgique. Moins vous êtes pressé, plus vous avez de temps pour lever la tête, prendre l’information et travailler votre ballon. Le Turinois n’a fait que le rappeler à des Belges passifs à l’extrême.

  • Où sont les 9 ?

Alvaro Morata. | Regis Duvignau / REUTERS

Avec trois buts, Alvaro Morata est co-meilleur buteur de la compétition. L’Espagnol, racheté à la Juventus par le Real Madrid un peu plus tôt dans la semaine, est pourtant souvent sur le banc en club et n’a presque pas participé aux qualifications. Comme Romelu Lukaku, qui ne fait pas l’unanimité en Belgique malgré ses deux buts, il est le seul attaquant de pointe « traditionnel » à avoir marqué plus d’une fois dans le jeu – le Roumain Stancu s’étant lui « contenté » de penalties. Que ces joueurs surnagent, au moins au niveau statistique, est le reflet d’une tendance : beaucoup de sélections font de leur numéro 9 un maillon du jeu collectif mais pas forcément un finisseur attitré.

Les « petits », qui souffrent dans la construction, profitent d’attaquants pivots pour sauter les lignes. L’Islandais Sigthorsson, qui termine la première phase avec 10,7 duels aériens gagnés par match – trois de plus que son premier poursuivant –, fait figure d’emblème. Mais même les meilleurs se laissent tenter par des golgoths pas forcément maladroits mais dont la présence occupe la défense, libérant des espaces et permettant de faire des centres aériens une menace. Olivier Giroud avec la France, Mario Mandzukic avec la Croatie ou encore Mario Gomez, lancé lors du dernier match de l’Allemagne, peuvent ainsi réussir leur prestation sans marquer.

Son sélectionneur Joachim Löw entre d’ailleurs également dans une autre catégorie : celle des bricoleurs, qui, parfois forcés, mettent des joueurs talentueux le plus haut possible sur le terrain. L’ailier Mario Götze a ainsi, comme le Portugais Nani – et même par séquences le latéral autrichien David Alaba –, évolué en pointe… sur le papier du moins. Dans les faits, le mouvement multiplie les menaces et les buteurs potentiels. Mais la compétition, si elle est terminée pour Zlatan Ibrahimovic, ne l’est pas pour tout le monde. Et si on était dans la partie haute du tableau, on veillerait quand même à ne pas laisser Lewandowski seul trop longtemps…