Le joueur croate Ivan Strinic. | BENOIT TESSIER / REUTERS

Christophe Kuchly, les Cahiers du Football

Après quasiment deux heures d’ennui total, il se passe enfin quelque chose sur le terrain entre la Croatie et le Portugal, samedi 25 juin à Lens. Une touche vite jouée vers Modric permet au latéral droit et capitaine Darijo Srna de centrer au deuxième poteau. Même si l’entrant Kalinic et l’ailier Perisic semblent se gêner, ce dernier réussit à prendre le ballon de la tête, presque dos tourné. La trajectoire semble bonne mais ça tape le poteau. Brozovic récupère, essaie de se mettre en position de tir mais, bloqué, donne en retrait à Ivan Strinic. Le latéral reçoit le ballon à l’angle de la surface avec cinq partenaires devant lui et un à sa hauteur. S’il faut marquer, c’est maintenant. Dans ces derniers instants de la 116e minute, Strinic va tenter le dribble. Le dribble de trop.

Il est toujours facile de trouver un coupable. En 1993, la France avait David Ginola, dont le centre trop long et surtout très peu utile si près de la fin du match s’était transformé en but quinze secondes plus tard. Mais Kostadinov et les Bulgares avaient dû remonter tout le terrain, face à une équipe tricolore bien en place, pour arracher l’égalisation et le ticket pour la World Cup que les Français n’avaient plus qu’à composter. La Croatie était, elle, à trois bonnes minutes d’une séance de tirs au but qu’elle n’avait pas prévu et qu’elle semblait redouter. D’où cette présence massive devant le but adverse, face à une équipe portugaise repliée. Deux paramètres qui changent tout.

L’injustice et la cohérence du football

Quand Ivan Strinic, qui a totalisé trois maigres titularisations avec Naples lors de la saison écoulée, lève la tête pour centrer, il voit en gros plan la barbe de Ricardo Quaresma. Comme ses partenaires, celui qui est entré à la 87e sacrifie ses ambitions offensives pour l’équipe. Strinic, qui n’a personne autour de lui pour faire une passe facile, va vers la ligne de touche, poursuivi par Cristiano Ronaldo, et rate logiquement son crochet à un contre deux. Probablement épuisé, puisqu’il fut l’un des joueurs les plus actifs de son équipe, et sentant le danger, il s’écroule dans la foulée et réclame une faute qui ne viendra pas. Ronaldo prend le ballon, le donne à Renato Sanches et part au sprint, Quaresma derrière lui. Perisic incapable d’accélérer, la Croatie doit gérer un quatre contre quatre. Nani attire trois joueurs à gauche, arrive à servir Ronaldo, dont le tir est repris victorieusement par Quaresma. Revenu à toute vitesse, le pauvre Strinic est là mais trop tard, aux premières loges, à un mètre du buteur.

On retrouve dans cette action à la fois toute l’injustice du football et toute sa cohérence. Son injustice, parce que c’est au moment où la Croatie voulait sortir le match de sa torpeur pour essayer de faire la différence qu’elle se fait punir. Sa cohérence, parce que dans le football, celui qui prend l’initiative ne peut se permettre de mal le faire. S’exposer, c’est risquer de perdre pour pouvoir gagner. En escrime, on parlerait de « parade riposte ». Ici, la parade était plutôt chanceuse. Mais, avec Cristiano Ronaldo et Ricardo Quaresma notamment, le Portugal a une sacrée vitesse de déplacement pour riposter.

Est-ce parce que la Croatie se méfiait de la capacité de son adversaire à contre-attaquer que cette rencontre, l’une des plus attendues des huitièmes de finale, n’a jamais décollé, se terminant sans tirs cadrés dans le temps réglementaire et de manière générale avec très peu d’actions construites ? La tension de l’enjeu, rendue plus grande par un tableau a priori abordable, a forcément joué. Mais il est des batailles tactiques pour lesquelles il n’y a pas d’issue. Surtout quand le sélectionneur qui dispose du meilleur jeu, le très discuté et très peu titré croate Ante Cacic, n’abat aucune carte.

La Croatie a craqué

S’il est d’une certaine manière tout à l’honneur de ses joueurs d’avoir emballé les derniers instants, un choix qui aura donné quelques secondes de plaisir à l’observateur neutre, tout ce qu’avait montré cette équipe jusqu’ici allait en contradiction avec cette gestion du « money-time ». Tranquille contre la Turquie, la Croatie avait largement dominé la République Tchèque, concédant le nul dans une ambiance compliquée et en perdant Modric en cours de route, puis renversé l’Espagne sans trembler, après avoir été menée. Si le jeu (et des garçons comme Vrsalijko, aligné à la place de Strinic côté gauche, Pjaca ou Kalinic, tous remplaçants hier) avait permis de remonter la sélection qui maîtrise le mieux la possession défensive, pourquoi en aurait-il été autrement contre des Portugais qui venaient de prendre trois buts contre l’Autriche, et ne disposaient que de trois jours de récupération ?

Ce dribble raté du pauvre Strinic symbolise l’indécision croate. Négocier seul un deux contre un, alors qu’on a beaucoup de partenaires dans la surface donc peu en couverture, et qu’on est un latéral face à son ailier, présente un ratio avantage-inconvénient beaucoup trop faible. Passer, c’est se donner du temps pour centrer, ce qui n’est qu’une petite partie du travail. Se rater, c’est ouvrir d’énormes espaces dans son dos. Probablement épuisé et pas assez lucide, le grand blond s’est mis dans une impasse dont ses coéquipiers, qui avaient les moyens d’éviter le but malgré l’égalité numérique, n’ont pas pu le sortir. Après avoir passé près de deux heures à contrôler sans se livrer, la Croatie a craqué. Éliminée aux tirs au but, elle aurait gardé l’amer sentiment de ne jamais avoir essayé. À la place, ne reste que l’idée qu’elle a donné le bâton pour se faire battre. Et que, comme le montre la tête qui a précédé l’action mais aussi la réaction dès l’engagement, un peu d’ambition lui aurait peut-être permis de régler l’affaire bien plus tôt. À un moment où les éventuels buts encaissés ne vous condamnent pas à l’élimination.