La Cour suprême des Etats-Unis, à Washington, le 13 février. | Drew Angerer/AFP

Sa disparition s’est révélée comme un nouveau coup de tonnerre dans une campagne électorale déjà houleuse. Antonin Scalia, juge à la Cour suprême est mort samedi 13 février, laissant vacant un poste éminemment politique et stratégique.

Le président américain, Barack Obama, a promis qu’il honorera ses « responsabilités constitutionnelles » en nommant un successeur dès l’ouverture de la nouvelle session du Sénat, le 22 février. Car c’est ce dernier qui doit valider la nomination du nouveau juge suprême. Or, sa majorité républicaine est bien décidée à ne pas laisser cette victoire au président démocrate, qui risquerait de faire basculer une institution aussi politique que judiciaire. Explications.

  • Quel est le rôle de la Cour suprême ?

Elle a une fonction qui oscille entre celles de la Cour de cassation et du Conseil constitutionnel en France. Elle est la dernière juridiction d’appel aux Etats-Unis, chargée de trancher en ultime recours contre une décision prise par les Etats ou par Washington sur les grands débats de société. Un des derniers jugements auxquels aura participé feu Antonin Scalia fut par exemple la suspension du programme de lutte contre le réchauffement climatique de Barack Obama.

Pour répondre aux cas dont elle est saisie, elle invoque le respect de la Constitution américaine, dont elle se veut l’interprète. « Il y a deux écoles parmi les juges », explique Jean-Eric Branaa, maître de conférence à l’université Paris-II Panthéon-Assas, spécialiste du droit américain et auteur de Hillary, une présidente des Etats-Unis ? (éd. Eyrolles). « Les originalistes défendent un respect de la Constitution telle qu’elle a été écrite en 1783, ce qui a conduit, par exemple, le juge Scalia à s’opposer au mariage homosexuel, car l’homosexualité n’est pas mentionnée dans le texte. Pour d’autres, la Constitution est un “living document”, évolutif. » En 2015, la Cour suprême avait ainsi finalement donné raison aux partisans de l’union de couples du même sexe, reconnaissant le droit au mariage sur l’ensemble du territoire.

« Contrairement à la Cour de cassation et au Conseil constitutionnel, la Cour suprême a aussi un rôle politique, observe encore Jean-Eric Branaa. Prisonniers d’élections politiques qui reviennent très fréquemment, ce qui les empêche de prendre de gros risques électoraux, les élus américains se sont défaussés de leur rôle politique dans les dossiers les plus controversés, au profit des cours de justice. » D’où l’enjeu considérable que constitue la nomination des juges.

  • Comment les juges sont-ils nommés ?

La Constitution ne prévoit rien quant au profil des neuf juges qui composent la plus haute juridiction américaine. Traditionnellement, et fort logiquement, les présidents américains ont cependant choisi des personnalités issues du monde du droit ou de la politique, même si rien ne les y oblige. La tradition veut également que les présidents nomment des juges qui partagent leurs valeurs et leur sensibilité politique.

« C’est une manière pour eux de prolonger leur action bien au-delà de leur mandat », poursuit M. Branaa. Avec des juges nommés à vie et inamovibles (ils sont les seuls à pouvoir décider de se retirer), les présidents sont, en théorie, garantis de voir leurs idéaux défendus lors des grands débats de société à venir.

Anthony Kennedy, juge suprême qui a joué un rôle clé dans la reconnaissance du mariage homosexuel aux Etats-Unis. | Manuel Balce Ceneta / AP

Au cours de l’Histoire, les juges suprêmes ont toutefois montré, une fois en poste, qu’ils ne sont pas forcément « prisonniers » des valeurs du camp dont ils sont issus, faisant apparaître une figure de « juge activiste », aux positionnements plus modérés. « C’est la prise de fonction qui fait la personnalité », résume Jean-Eric Branaa.

Nommé par Ronald Reagan, Anthony Kennedy a ainsi, par exemple, permis en 2015 de faire pencher la Cour en faveur du mariage homosexuel.

  • L’équilibre politique au sein de la Cour peut-il basculer ?

Après la disparition d’Antonin Scalia, la Cour est composée de quatre juges conservateurs (John Roberts, Samuel Alito, Clarence Thomas et Anthony Kennedy) et de quatre juges progressistes (Ruth Bader Ginsburg, Sonia Sotomayor, Elena Kagan et Stephen Breyer). Si, comme il le promet, Barack Obama « [remplit] ses responsabilités constitutionnelles » et nomme un juge, il est plus que probable qu’il choisisse un proche des démocrates, à la sensibilité libérale.

Dans l’hypothèse où cette nomination serait effective, elle viendrait faire basculer l’équilibre d’une Cour suprême où siégeaient jusque-là une majorité de juges conservateurs. Ce renversement n’aurait rien d’anodin au regard des prochains dossiers sur lesquels la Cour aura à trancher dans les prochains mois.

Les juges suprêmes doivent notamment se prononcer sur les décrets pris par le président Obama qui gèlent les expulsions d’immigrés clandestins aux Etats-Unis, ou encore sur les restrictions posées par certains Etats au droit à l’avortement et sur le maintien, ou non, du mécanisme de discrimination positive à l’entrée à l’université.

  • Quel(el)s sont les candidat(e)s possibles à la succession de M. Scalia ?

Le choix de la personnalité du juge est lui aussi un enjeu de campagne. « Pour Barack Obama, c’est l’occasion de donner un coup de pouce à son camp qui n’est pas en très bonne posture, en l’aidant à aller chercher le vote des femmes ou des minorités en choisissant un juge représentant ces catégories de population », analyse M. Branaa.

Cela correspondrait aux profils de Jacqueline Nguyen, juge d’origine vietnamienne et de Kamala Harris, femme politique afro-américaine ; le nom du juge noir Paul Watford circule également. A l’inverse, tout rejet par le Sénat d’une telle candidature pourrait être perçu comme un message négatif à l’encontre de ces populations.

Kamala Harris fait partie des candidats potentiels à la Cour suprême. | Nick Ut/AP

L’autre scénario pour Barack Obama serait de proposer un candidat de consensus, plus centriste, pour tenter de rallier les votes de quatre sénateurs républicains, ce qui serait suffisant dans l’hypothèse où les quarante-quatre sénateurs démocrates et les deux indépendants le soutiendraient.

Il pourrait aussi proposer de nommer Sri Srinivasan, Américain d’origine indienne, dont la nomination à la Cour d’appel du District of Columbia, en 2013, avait été approuvée à l’unanimité par les Républicains. Les opposants à Barack Obama seraient doublement embarrassés, note M. Branaa, car « à 48 ans, ce très libéral pourrait siéger très longtemps à la Cour suprême ».

  • La campagne présidentielle peut-elle influer sur le processus de désignation ?

La majorité républicaine n’a aucun intérêt à donner les clés de la plus haute juridiction du pays à ses adversaires politiques. Dès l’annonce de la mort du juge Scalia, les Républicains se sont d’ailleurs massivement opposés à ce que Barack Obama lui nomme un successeur. Ils invoquent pour cela une habitude politique du pays qui proscrirait une démarche aussi sensible l’année d’une élection.

Il s’agit en l’occurrence d’une coutume officieuse, absente de tout texte officiel, qui porte le nom de « règle de Thurmond ». En réalité, quatorze juges de la Cour suprême ont été installés à leur poste lors d’une année électorale.

  • Un blocage est-il envisageable ?

C’est le scénario le plus plausible, le Sénat ayant toutes les chances de rejeter la candidature proposée par le président américain : aucun juge ne serait finalement nommé avant l’élection du prochain président des Etats-Unis. En théorie rien n’interdit à la Cour suprême de siéger à huit juges. Cela a d’ailleurs lieu quand l’un des sages se met à l’écart en cas de conflit d’intérêt lié à sa carrière passée. Mais, au regard de la composition de la Cour et des dossiers à venir, les juges, divisés en deux blocs de quatre, pourraient avoir du mal à trancher sur certains dossiers clés.