La Cité du champagne Collet-Cogevi, à Aÿ-Champagne (Marne). | BAUDOUIN POUR LE MONDE

La France possède un terreau sans pareil pour développer un œnotourisme conquérant. Le tourisme ? L’Hexagone est la première destination du monde. Le vin ? Là encore nous sommes champions avec 17 régions productrices, 850 000 hectares de vignes, 140 000 exploitations, et une réputation mondiale qui se traduit par des ventes de vins ayant dégagé en 2015 un excédent commercial de 7,5 milliards d’euros, presque autant que les parfums et cosmétiques.

Le territoire est également propice aux multiples façons de faire de l’œnotourisme. Et il y en a des dizaines. Emprunter une route des vins, toquer à la porte du vigneron, goûter et discuter, puis repartir avec quelques bouteilles sous le bras. Bien manger – à la propriété ou à côté – dans des accords raffinés avec le vin. Séjourner dans des chambres d’hôte ouvertes par un vigneron et partir à la découverte des terroirs et paysages. ­Participer aux vendanges de septembre pour vivre une aventure humaine. Découvrir un chai d’exception dessiné par un architecte de renom. Admirer des œuvres d’art contemporain exposées dans la propriété. Visiter le matin un beau musée d’art ancien, puis un vignoble l’après-midi. Participer à l’un des nombreux festivals d’été qui mêlent culture et vin. Tout cela, c’est de l’œnotourisme. « A la frontière du tourisme culturel et du tourisme gastronomique », telle est la définition qu’en donne l’agence de développement touristique Atout France.

La France a tout, et pourtant, elle ne décolle guère dans ce domaine. Parce qu’il n’y a pas vraiment d’élan collectif pour favoriser le tourisme du vin. S’il ne faut pas oublier les milliers d’initiatives individuelles, ici et là, les équipements manquent. Un constat qu’il convient cependant de nuancer, selon les régions. « Le Bordelais a une vraie démarche marketing, comme la Champagne », explique Pierre-Olivier ­Coron, patron de l’agence de voyages Wine & Tours, à Beaune (Côte-d’Or). L’ouverture récente de la très médiatique Cité du vin, à Bordeaux, financée grâce à 83 mécènes qui ont apporté 20 millions d’euros (pour un investissement total de 81 millions d’euros), symbolise ce dynamisme. Avec l’espoir qu’une partie des 450 000 visiteurs attendus fassent un détour dans le vignoble.

Etiquettes d’exception

Mais, souvent, la France semble rester accrochée à sa posture de village gaulois qui se repose sur ses lauriers. A se demander parfois si les vignerons veulent vraiment s’intéresser au tourisme, et marcher main dans la main pour le développer. « En Alsace, il est parfois compliqué d’organiser des repas à la propriété : le vigneron ne veut pas concurrencer son copain restaurateur, observe M. Coron. Quant à la Bourgogne, il y a à tout casser une dizaine de domaines qui s’y sont mis, comme Leflaive à Puligny-Montrachet ou Lejeune à Pommard. »

L’année 2015 aurait dû marquer une date. Le 4 juillet, les « coteaux, maisons et caves » de Champagne et les « climats » de Bourgogne se sont vu décerner une étiquette d’exception : l’inscription au Patrimoine mondial de l’Unesco – dont faisait déjà partie Saint-Emilion depuis 1999, au titre de ses « paysages culturels ». A en croire l’Unesco, l’inscription d’un site au Patrimoine mondial générerait une augmentation de l’ordre de 20 % de la fréquentation touristique. Encore faut-il se bouger un peu pour que ces médailles ne restent pas en chocolat. Mais « une fois décroché le Graal, les Bourguignons ont repris leurs habitudes paysannes : chacun chez soi, chacun pour soi… », note M. Coron.

Avant de quitter le Quai d’Orsay, en février, Laurent Fabius a fixé un objectif ambitieux : 4 millions d’œnotouristes étrangers en 2020. Ce qui induit un quasi-doublement des troupes concernées, avec en plus l’objectif de cibler les clientèles asiatique et américaine, la plus porteuse, mais qui ne représentait que 4 % des visiteurs en 2010, selon Atout France. Parmi les 7,5 millions de personnes accueillies cette année-là dans les régions viticoles, les 2,5 millions d’étrangers étaient surtout des Européens (27 % de Belges, 21 % de Britanniques, 15 % d’Allemands, 11 % de Néerlandais…).

Sur le site portail officiel VisitFrench­Wine.com, les quatre destinations les plus cliquées par les internautes sont Bordeaux, Champagne, Bourgogne et Pays de la Loire.

Sur le site portail officiel VisitFrench­Wine.com, les quatre destinations les plus cliquées par les internautes sont Bordeaux, Champagne, Bourgogne et Pays de la Loire. Logique. Bordeaux est en volume la plus grande appellation du monde ; Champagne la « marque » de vin la plus connue sur la planète. La Bourgogne est le berceau du pinot noir, cépage noble par excellence, imposé qu’il fut par le duc Philippe le Hardi en 1395 et sanctifié par des vins mythiques tels que la romanée-conti. Quant à la vallée de la Loire, ses châteaux ­Renaissance sont une locomotive touristique sans égale.

Manque à l’appel le Beaujolais, qui écoule chaque année un bon tiers de son vin nouveau au Japon et à Hongkong. Et l’Alsace, dont la Route des vins fut pourtant la première créée en France, dès 1953 : 170 kilomètres serpentent au pied du massif des Vosges, entre 73 villages producteurs de 51 grands crus. Un modèle pour le Conseil de l’Europe voisin – domicilié à Strasbourg –, qui créa en 2009 Iter Vitis, les Chemins de la vigne, « itinéraire culturel européen ». De l’Atlantique au Caucase, de la Méditerranée à la Baltique, dix-huit pays ont acté « le rôle du paysage agricole lié à la production de vin comme élément de l’identité européenne dans toute sa diversité ».

Atout France a confié le développement de l’œnotourisme à deux hommes du vin. Michel Bernard, propriétaire du Château Beauchêne (côtes-du-rhône) et trésorier du Comité national des interprofessions des vins à appellation d’origine (CNIV), a été bombardé président du « cluster » qui fédère près d’une soixantaine de partenaires – institutions et professionnels du tourisme et du vin. Philippe Blanck, héritier du domaine Paul Blanck, à Kientzheim (Alsace), vice-président du syndicat des vignerons indépendants, est trésorier du Conseil supérieur de l’œnotourisme (CSO), sous la houlette de sa présidente Florence Cathiard, copropriétaire du Château Smith Haut Lafitte, grand cru classé de Bordeaux, et pionnière de l’œnotourisme haut de gamme avec son spa et sa marque de ­vinothérapie Caudalie, créés en 1999.

Face au scepticisme de ses coreligionnaires, Michel Bernard a rodé son discours : « Quand une exploitation est en bonne santé, c’est bon pour l’entretien des paysages, des lieux publics, cela a des retombées pour tout le village. Les enquêtes montrent que les visiteurs veulent voir le vigneron en personne, 7 jours sur 7, et si possible lui parler dans leur langue ! » Quant à Philippe Blanck, il se veut philosophe : « Œnotourisme, c’est un terme un peu barbare pour nos adhérents, mais en réalité ils sont comme Monsieur Jourdain, ils en font sans toujours le savoir… » Lui sait de quoi il parle avec sa « Parenthèse vigneronne », un programme de séjours développé avec l’office du tourisme de sa vallée de Kaysersberg.

Ce tandem a du pain sur la planche, surtout face à des pays étrangers à l’offre plus standardisée, mais qui ont développé des stratégies marketing offensives. Des « Disneyland du vin », raille-t-on souvent dans les vignobles quand on évoque le modèle de la Napa Valley californienne…

Atout France, qui a 32 bureaux dans 27 pays, peut compter sur le soutien d’une quinzaine d’entreprises, dont la chaîne Relais & Châteaux, le groupe LVMH (champagne Moët, cognac Hennessy) et de prestigieuses propriétés (Smith Haut Lafitte, Clos de Vougeot…). De son côté, le CSO a créé le label ­ « Vignobles & Découvertes ». A ce jour, 36 destinations ont été labellisées. Sur le site VisitFrenchWine.com, la parole est donnée à sept blogueurs anglo-saxons, dont le rôle est de « partager l’expérience vécue », explique Martin Lhuillier, d’Atout France. En anglais dans le texte, of course

Les outils sont là, mais les acteurs doivent s’en emparer. « Si certains professionnels du tourisme peuvent avoir besoin d’une formation œnologique, le monde de la viticulture peut avoir encore davantage besoin de formations en matière de tourisme », constate Atout France, maniant la litote.

Il faudrait également que les ministères concernés parlent d’une seule voix. Laurent Fabius parti, le secrétaire d’Etat au tourisme, Matthias Fekl, se retrouve seul en première ligne. Le ministère de l’agriculture ? « Stéphane Le Foll nous soutient, mais il a d’autres chats à fouetter », soupire Michel Bernard. La culture ? « Pas entendu parler… » Le vin, patrimoine culturel, « une question sans fin, qui ne manque pas de docteurs Knock », ironise le châtelain de Beauchêne en mode Louis Jouvet. Seul le code rural et de la pêche maritime stipule désormais en son article L. 665-6 que « le vin, produit de la vigne (…) fait partie du patrimoine culturel et gastronomique protégé en France ».

Il y a une raison simple à cette cacophonie : la loi Evin, qui vise à bannir toute action qui pourrait favoriser la consommation d’alcool, et que le ministère de la santé entend faire respecter à la lettre. « Ce n’est plus vraiment un problème », veut croire Michel Bernard, faisant référence à un amendement à la loi santé, voté à l’automne 2015, après une intense mobilisation du monde viticole et de ses élus. Selon ce texte, à lire de près, les contenus journalistiques évoquant « une région au patrimoine culturel, gastronomique ou paysager lié à une boisson alcoolique » ne seront plus systématiquement considérés comme de la publicité pour de l’alcool. Le ministère de la santé s’est étranglé. Pas celui des affaires étrangères – où l’on rappelle que les exportations de vins et spiritueux génèrent peu ou prou autant de chiffre d’affaires que celles des avions de combat Rafale…

A l’automne, c’est le ministère du travail qui risque d’être en première ligne. Les vendanges sont un temps fort de la visite du vignoble. Mais les touristes vendangeurs devront montrer patte blanche pour ne pas être assimilés à des travailleurs clandestins… Un amendement est là aussi en préparation pour clarifier leur statut.

Jouer collectif

Cela étant, même en ordre dispersé, grands et petits vignobles se bougent. En Champagne, Pierre-Emmanuel Taittinger a pris la tête de l’association Paysages de Champagne, porteuse du projet Unesco, après le décès brutal de son président Pierre Cheval en janvier. En ces années de commémoration de la Grande Guerre, dont Reims fut une victime emblématique, le propriétaire de la marque qui porte son nom « milite pour l’embellissement général car les décors ne sont pas tous à la hauteur de nos sites ». A Aÿ (Marne), haut lieu historique du vignoble champenois, c’est une coopérative de vignerons – la première créée dans cette région, en 1921 – qui a pris l’initiative de doter le terroir d’une Cité du champagne. Sept millions d’euros ont été investis dans ce musée très didactique, qui attend 15 000 visiteurs cette année au pied des coteaux grand cru de la maison ­Collet, la marque haut de gamme de la Coopérative générale des vignerons (Cogevi) et de ses 800 membres.

En Alsace, Pierre Ling-Freudenreich, fondateur de l’entreprise Œnotourismus, à Eguisheim, pense qu’il est temps de ­ « répondre à une demande des visiteurs, notamment étrangers hors Union européenne, qui souhaiteraient faire “d’une pierre trois coups” » en découvrant dans la continuité l’Alsace, la Bourgogne et la Champagne. Il travaille, avec une agence canadienne de Toronto, à une offre groupée qu’il entend commercialiser outre-Atlantique et outre-Pacifique.

Encore faut-il que les régions jouent collectif. Pas gagné… La Cité de Bordeaux, qui promeut le vin en général et a des mécènes hors cette région, suscite autant d’envie que d’aigreurs. « Bordeaux, ce n’est pas la Mecque du vin ! », tonne Michel ­Chapoutier, président d’Inter Rhône. En Bourgogne, deux projets concurrents sont en gestation, à Beaune et à Dijon – et même quatre si l’on ajoute Chablis et Mâcon. En vallée du Rhône, le village gaulois s’épanouit dans toute sa splendeur. Au Carré du Palais, cité des vins qui doit ouvrir ses portes en Avignon au printemps 2017 sur la place du Palais des papes, l’appellation châteauneuf-du-pape ne sera pas présente ! « Un paradoxe absolu, concède Michel Chapoutier. Mais Châteauneuf a quitté l’interprofession, elle ne peut donc pas participer au financement du projet… » Un double paradoxe, quand on sait que M. Chapoutier exploite lui-même, entre autres activités, quelque 40 hectares en châteauneuf-du-pape.