« Ce ne sont pas tant les injonctions des supérieurs que la participation active à sa propre douleur qui rend la souffrance si vive. « C’est une trahison de soi, résume Pascale Molinier, professeure de psychologie sociale à l’université Paris-XIII. » | Fabrice Montignier

Le même scénario s’est répété en 2009 et 2011. La direction de ce groupe industriel a appelé Sabine, la responsable de la filiale française. Elle lui a donné pour consigne de supprimer des postes. Sabine a tenu, comme les autres salariés, à témoigner sous couvert de l’anonymat. « Qu’allaient devenir ces ouvriers qui pouvaient avoir trente ans d’ancienneté ? C’est quelque chose qui me terrifiait. Je me sentais responsable. Je n’arrivais pas à tenir ma position, je pouvais pleurer devant eux… Et du point de vue de l’entreprise, c’étaient des décisions intenables : je me séparais de postes et de savoir-faire dont j’allais pourtant avoir encore besoin. »

Elle doit agir à contre-courant de ce que sa morale lui dicte. Une telle situation, cumulée à une surcharge de travail et à une pression écrasante de sa hiérarchie, la conduit au burn-out en 2013.

L’histoire de Sabine est aussi celle de ces soignants qui doivent faire sortir plus vite qu’il ne le faudrait des patients de l’hôpital afin de libérer des lits. Ou celle de ces téléopératrices de centres d’appels à qui l’on demande de mentir aux clients. Les échelons de la hiérarchie diffèrent mais le mal reste le même : la souffrance éthique, le décalage non assumé entre les consignes données par la direction et les tâches que les salariés sont, en conscience, prêts à accomplir.

Ce ne sont pas tant les injonctions des supérieurs que la participation active à sa propre douleur qui rend la souffrance si vive. « C’est une trahison de soi, résume Pascale Molinier, professeure de psychologie sociale à l’université Paris-XIII. Les salariés se sentent en décalage avec l’idée qu’ils se font d’une personne bien. » La pathologie serait en progression parmi les salariés, portée par la transformation du travail et les contraintes plus fortes qu’elle implique, selon les spécialistes de la souffrance en milieu professionnel.

Des parades

Face au déchirement personnel, plusieurs parades sont adoptées : « Certains salariés vont travailler le nez dans le guidon et se retrouver dans une hyperactivité, poursuit Mme Molinier. Cela peut être efficace, car plus on fait, moins on pense. » Carine, ingénieure en maintenance, reconnaît avoir eu parfois l’impression d’être, au travail, « comme un robot, oubliant l’aspect humain des choses ».

La trentenaire a démissionné en 2014 d’une entreprise où elle devait assurer l’encadrement d’une équipe de techniciens. Surtout, elle devait leur « vendre » certaines décisions de la direction, qu’elle a souvent jugées « totalement incohérentes ». « Un nombre important d’accidents du travail avait été remarqué ? La direction proposait pour les éviter de mettre en place une séance de sport d’un quart d’heure tous les matins. »

Pour elle qui s’affligeait intérieurement d’une telle initiative, porter la bonne parole de l’entreprise sous le regard des salariés devenait un supplice. Le trouble est tel qu’elle n’est plus, dans ces moments, ce « robot » froid qu’elle décrit. A plusieurs reprises, elle restera sans voix, ne parvenant pas à finir ses interventions. « Je me sentais vraiment mal », dit-elle.

« Éviter de percevoir sa complicité »

Regarder la situation en face peut donc aggraver le mal-être. Pour s’accommoder du grand écart entre ses actes et sa morale, il peut donc être nécessaire d’« éviter de percevoir sa participation, sa complicité », indique le psychologue clinicien Duarte Rolo.

D’aucuns décident donc de ne plus s’interroger sur leurs propres actions, au risque d’accomplir avec zèle des tâches qu’ils dénonçaient auparavant. « Les restructurations qu’on m’a demandé de mener auraient pu se passer sans souci pour moi si j’avais décidé d’agir sans état d’âme », explique Sabine.

Baptiste, directeur de magasin d’une enseigne internationale, s’est posé la question : fallait-il qu’il adopte l’attitude de certains collègues ? « Ils avaient endossé une “carapace’’ et appliquaient sur leurs équipes le management très agressif exigé par les supérieurs, explique-t-il. Mais après m’être interrogé, je m’y suis refusé. Il y avait un tel décalage entre ce qu’on me demandait d’être et ce que j’étais ! » Il passera trois années à « jouer le rôle de tampon » entre son équipe et sa direction, avant de partir en arrêt de travail pour épuisement professionnel.

Des mutineries individuelles

« Sans défense, on ne tient pas », confirme M. Rolo. On tient d’autant moins lorsqu’on se sent isolé dans la souffrance. Ce n’est qu’en rejoignant les rangs de l’association France burn-out que Baptiste comprendra qu’« il n’est pas seul à avoir rencontré de telles situations ». « Toute la difficulté est de parvenir à sortir de la solitude, alors qu’on est dans le cadre du travail, poursuit M. Rolo. Tant qu’il n’y a pas de lien collectif, c’est lourd à porter : le doute, la culpabilité sont là. »

En petits groupes, des salariés peuvent en revanche parfois réussir à « tenir ». « Ils trouvent des façons de contourner les prescriptions qu’ils rejettent, des formes de solidarité se développent. » Ruses et petites tricheries peuvent être élaborées. Telles ces travailleuses sociales qui feignaient la bêtise et l’incompréhension pour se soustraire à des ordres auxquels elles ne voulaient pas obéir.

D’autres, à bout, ont pu décider de donner ouvertement un coup d’arrêt à ces actions. « Ils estiment n’avoir plus rien à perdre et désobéissent donc aux règles internes », explique Mme Molinier. Les observateurs l’ont noté non sans étonnement : dans de nombreux cas, ces mutineries individuelles n’entraînent aucune réprobation de la part de la direction. Comme si la marge de manœuvre des salariés était plus large qu’ils ne le pensaient. Ou que leurs supérieurs n’assumaient pas jusqu’au bout ces injonctions.