Le service de distribution express d’Amazon Prime Now : « En moins d’une heure, ses meilleurs clients Premium peuvent désormais se faire livrer près de 18 000 références » (Photo: entrepôt Amazon à Paris, le 9 juin). | ERIC PIERMONT / AFP

Par Matthias Berahya-Lazarus, président de Bonial France (groupe Axel Springer)

C’est l’événement de la grande distribution ces dernières semaines : Amazon officialisait, jeudi 16 juin, le lancement de son service « Prime Now » sur Paris et sa petite couronne. En moins d’une heure, ses meilleurs clients « Premium » peuvent désormais se faire livrer près de 18 000 références, dont 4 000 alimentaires et de nombreux produits de la vie courante. Comme toujours, la qualité de service du géant de Seattle impressionne : assortiment vaste, prix ajustés, emballages soignés et surtout chronomètre respecté.

Dès lors, comme à chaque fois qu’un concurrent, a fortiori étranger, propose une alternative de qualité, des voix se font entendre pour appeler à la régulation et à l’indispensable préservation du statu quo. Cette fois, c’est la mairie de Paris qui se pique d’un communiqué de presse pour défendre « le commerce de proximité » et avertir Amazon qu’il sera observé à la loupe, en évaluant sa politique de ressources humaines et même les émissions de CO2 de ses voitures !

Au-delà de l’opportunité politique que l’on devine aisément au détour d’une telle déclaration, la crainte de voir le commerce de proximité disparaître est-elle vraiment fondée ? Comment ces magasins, et plus généralement les enseignes confrontées à cette concurrence nouvelle, doivent-elles réagir ?

Faire face aux évolutions

En préambule, il ne faut d’abord pas sous-estimer la puissance d’Amazon et l’impact que cette société peut avoir sur le commerce d’un pays. Sa croissance, en France et dans les pays développés, est particulièrement impressionnante. Aux Etats-Unis, sur son marché historique, Amazon représentait par exemple à elle seule 40 % des ventes en ligne à Noël dernier, et 60 % de la croissance du secteur e-commerce du pays.

Son impact sur le développement des librairies et ses prises de parts de marché dans de nombreux secteurs, historiquement les produits culturels mais aujourd’hui le textile ou encore le bricolage, sont incontestables et mettent en difficulté de nombreuses enseignes même de taille importante lorsqu’elles traînent à se moderniser. En l’occurrence, ce dernier mouvement d’Amazon en France, certes circonscrit à Paris mais parfaitement exécuté, doit être pris au sérieux par ses concurrents.

Pour réelle que soit la menace, l’histoire nous apprend néanmoins que le commerce physique, souvent bousculé, a toujours trouvé les ressources de faire face aux évolutions et innovations qui l’ont affecté. Lorsque Carrefour et Leclerc ouvraient les premiers supermarchés dans les années 1960, on prédisait déjà la fin des commerces de proximité.

Remarquable tenue du commerce traditionnel

Depuis la création du premier « Drive » il y quinze ans par Auchan, on imaginait qu’il allait menacer l’existence même de nombreux points de vente alimentaires. Plus généralement, le commerce électronique devait faire disparaître de nombreux magasins spécialisés. Et pourtant, les faits sont têtus : entre 2005 et 2015, le nombre de supérettes et autres formats de proximité a augmenté de 39 %.

Le commerce associé, forme entrepreneuriale de la distribution qui représente 30 % du commerce français, montre une croissance insolente de 3 % par an. Et, fait marquant, les points de vente franchisés ainsi créés, pour beaucoup de taille modeste, affichent un taux de survie à trois ans record de 95 % !

Comment expliquer cette remarquable tenue du commerce traditionnel français ? Le commerce a toujours vécu sous la pression de la concurrence, qui l’oblige à se réinventer perpétuellement. Le magasin dispose heureusement de nombreux degrés de liberté pour se différencier : l’assortiment et le prix bien sûr, mais aussi la qualité de l’accueil et plus généralement tout ce qui fait l’expérience et le plaisir d’acheter en magasin. Pour prendre un parallèle d’actualité, il y a toujours un large public pour se rendre au stade plutôt que de regarder un match de foot pourtant livré chez soi – gratuitement – sur sa télévision !

Application mobile dédiée d’Amazon

Quelle nouvelle bataille leur faudra-t-il mener cette fois ? En 2016, plus que les prix ou la livraison, la concurrence d’Amazon prend une forme nouvelle, moins matérielle : c’est dans la poche des Français que tout se joue. Un détail est en effet passé relativement inaperçu : Prime Now ne fonctionne que depuis l’application mobile dédiée d’Amazon.

C’est tout sauf un hasard : le géant américain a bien saisi l’importance cruciale du smartphone dans les décisions et les réflexes d’achat des Français. C’est un terrain qu’il souhaite préempter avant les autres, tant il sait que les places y sont chères mais durablement rentables aux côtés de ses camarades GAFA [Google, Amazon, Facebook et Apple]. C’est donc sur ce champ de bataille que les concurrents traditionnels doivent concentrer leurs forces pour rester dans la course.

Autre front à défendre, collectivement cette fois : celui des distorsions de concurrence, régulièrement soulignées par les acteurs et observateurs du commerce. La fiscalité est le premier facteur qui vient à l’esprit ; mais ce n’est peut-être pas le plus important aujourd’hui. Alexandre Bompard, PDG de la FNAC, rappelait par exemple que contrairement à sa société, Amazon n’était pas tenu de revérifier l’identité d’un porteur de carte bancaire par le cryptogramme et la confirmation par SMS.

Opportunité à saisir

Tout professionnel du e-commerce soulignera que l’absence de cette contrainte améliore considérablement la vitesse et la facilité du passage de commande, et procure donc à l’entreprise américaine un avantage concurrentiel certain. Dans le cas de la fiscalité comme dans les détails des conditions de paiement, le périmètre de compétences d’Anne Hidalgo limite son champ d’action à de simples déclarations : seules les institutions européennes sont en mesure de peser face à des multinationales pour ajuster ce qui doit l’être dans les pays concernés.

Mais l’issue la plus surprenante du combat qui s’annonce serait peut-être une paix durable puisant sa source dans l’agilité du commerce à saisir l’opportunité ouverte par Amazon. De la même manière que des milliers d’artisans et de commerçants vendent aujourd’hui sur la marketplace du géant américain, de nombreuses enseignes, petites et grandes, trouveront sans doute sur Amazon des débouchés inespérés.

AmazonFresh, présent dans quelques villes des Etats-Unis et à Londres, s’appuie en effet sur de grandes enseignes (respectivement Sprout’s et Morrisons) mais aussi sur de nombreux petits commerces proposant des produits spécifiques. Gageons que les commerçants parisiens sauront embrasser ce changement plus vite que la ville de Paris et tirer le meilleur bénéfice d’un commerce à nouveau reconfiguré, pour le plus grand plaisir des parisiens.