Le ministre des affaires étrangères tunisien,  Khemaies Jhinaoui avec son homologue français,  Jean-Marc Ayrault lors d’une visite à Tunis le 17 mars 2016. | © Zoubeir Souissi / Reuters / REUTERS

Le ministre tunisien des affaires étrangères, Khemaïes Jhinaoui, est en visite mercredi 13 juillet à Paris où il rencontrera notamment son homologue français Jean-Marc Ayrault, et cela à un moment critique de la transition tunisienne. Si le berceau des printemps arabes de 2011 a su forger un consensus politique autour de la Constitution adoptée en 2014, son horizon est obscurci par la stagnation économique, une crise sociale récurrente et la permanence du défi djihadiste. Dans un entretien au Monde Afrique, M. Jhinaoui appelle la France et l’Union européenne (UE) à renforcer leur soutien économique et financier à l’expérience tunisienne, un soutien dont le montant actuel, à ses yeux, « n’est pas conséquent » et « ne répond pas aux besoins de la Tunisie ». Un échec de la transition tunisienne aurait, selon lui, « un impact dévastateur », non seulement pour la Tunisie mais pour son voisinage.

Quel message allez-vous délivrer mercredi 13 juillet à Paris à votre homologue français Jean-Marc Ayrault ?

Ma visite à pour but d’examiner les prochaines échéances de la relation bilatérale. Il y a beaucoup de choses à évoquer avec nos amis français, la France étant le premier partenaire de la Tunisie et un pays qui a toujours été à ses côtés, surtout les dernières années. Nos attentes vis-à-vis de la France sont assez importantes. Nous souhaitons que la France continue d’assumer son rôle de premier partenaire. Des échéances importantes sont attendues en fin d’année : une réunion de dialogue politique de haut niveau, à la veille d’une conférence internationale sur le soutien économique et l’investissement à la Tunisie, prévue les 29 et 30 novembre à Tunis. Nous sommes aussi convenus avec les Européens d’organiser dans la foulée le premier sommet UE-Tunisie. Ce sera la première fois que l’UE organisera un sommet avec un pays partenaire de la Méditerranée. Nous souhaitons que l’UE assume le rôle de locomotive pour aider la Tunisie à sortir de la situation dans laquelle elle se trouve aujourd’hui.

Souhaiter une plus grande implication de la France signifie-t-il que vous jugez son action actuelle trop frileuse ?

Quand on aime, on est exigeant. Quand on a des relations exceptionnelles avec un pays, on est exigeant avec ce pays. Vu la profondeur historique de cette relation, nos attentes sont beaucoup plus importantes que le soutien dont nous avons déjà bénéficié. Nous connaissons les difficultés de la France. Mais nous estimons qu’il y a toujours une marge de manœuvre pour renforcer la coopération.

En quoi ce soutien est-il insuffisant ?

Nous estimons que le soutien que la Tunisie a reçu jusqu’à présent n’est pas conséquent. Il ne reflète pas l’importance de l’expérience tunisienne. Nous le répétons, le sort de cette expérience-là dépasse la Tunisie. C’est une réussite exceptionnelle. Nous avons un Parlement élu démocratiquement, nous avons un chef d’Etat élu démocratiquement. Au niveau politique, le pays est stable. Il s’agit d’une exception dans notre région. Pour qu’elle devienne un modèle, il faut que tous les partenaires de la Tunisie, tous ceux qui croient en cette expérience, la soutiennent pour qu’elle réussisse. Pour le moment, franchement, on ne le sent pas. Nous avons des soutiens partiels, parfois ponctuels, mais ces soutiens ne répondent pas aux besoins majeurs de la Tunisie.

Quels sont ces besoins ?

Ces besoins ne sont pas très importants, franchement, au regard de la capacité et aux moyens de nos partenaires. Nous avons trois défis relever. D’abord, le développement des régions intérieures. Il faut que des projets d’infrastructure permettent à ces régions, qui sont à l’origine de la révolution de fin 2010-début 2011, d’intégrer le circuit économique national. Deuxièmement, la lutte contre le chômage. Il faut créer des entreprises, encourager l’investissement, améliorer l’éducation pour mettre en adéquation la formation et l’emploi. Et troisièmement, bien sûr, le terrorisme. Si on n’arrive pas à éradiquer le terrorisme et donner l’image d’un pays sécurisé et capable d’accueillir les investisseurs, l’économie ne reprendra pas.

Dans ce contexte, nous jugeons que le soutien actuel n’est pas adéquat. Et nous pensons que le coût du non-soutien à la Tunisie pourrait être beaucoup plus important que le coût du soutien. La Tunisie est une démocratie naissante. La Tunisie a besoin de locomotives, elle a besoin d’une force capable de la faire sortir de la situation dans laquelle elle se trouve aujourd’hui. Les pays de l’Est européen ont trouvé cette locomotive dans l’UE.

Les indicateurs économiques et financiers ne sont pas très bons…

Malheureusement, les indicateurs ne sont pas aussi positifs qu’on le souhaiterait, mais les choses bougent dans le bon sens. Selon les projections, le taux de croissance pourrait se situer autour de 2 % cette année. Ce n’est pas un taux suffisant pour résorber 600 000 chômeurs. Mais vu les performances en matière de sécurité, vu les réformes structurelles que la Tunisie a entreprises depuis quelques mois - partenariats public-privé, loi sur les banques, le code des investissements, réforme du système fiscal - tout cela a permis un début de relance de l’investissement, et de l’économie de façon générale.

Tous les observateurs s’alarment pourtant du niveau croissant de l’endettement tunisien.

La dette est en effet importante, mais elle n’est pas préoccupante. On est à 54 % du PIB. Cette dette a surtout été contractée pendant les quatre dernières années. C’est cela qui est alarmant.

Certains parlent de dérive.

Oui, c’est vrai. Mais si on arrive à attirer l’investissement, à améliorer notre balance des paiements, à attirer à nouveau les touristes et à augmenter nos réserves de devises, cela va alléger le poids de la dette. Le problème, avec cette dette, c’est qu’en 2017 et 2018, nous avons des échéances très importantes de remboursement. Malheureusement, le niveau actuel de l’activité économique ne permet pas de rembourser les échéances selon ce calendrier. Il y aura donc une pression importante sur nous ces deux prochaines années. Et c’est là où nous cherchons avec nos amis français et européens à alléger cette dette. Celle-ci est à 90 % avec l’Europe.

Vous présentez donc ces deux prochaines années comme très sensibles.

Très sensibles, absolument. Il y a ces échéances de remboursement incontournables à un moment où la pression sociale persiste, où les chômeurs continuent de réclamer des emplois alors même que le secteur public n’est plus capable de répondre à leurs demandes.

Il n’y a pas eu d’attaques djihadistes de grande ampleur ces derniers mois en Tunisie. Où en est la menace terroriste ?

Cette question du terrorisme n’est malheureusement pas réglée, car la menace ne concerne pas que la Tunisie. C’est ce qu’on ne cesse de dire à nos amis. Pour le moment, nos forces de sécurité ont été capables de démanteler nombre de cellules, de prévenir beaucoup d’attaques, mais la menace est toujours là. Pour réussir à éradiquer cette menace, la Tunisie fait un gros effort mais il faut qu’il soit partagé par les autres partenaires. Il faut une coopération plus étroite pour protéger la Tunisie. Car protéger la Tunisie, c’est protéger les autres pays de la région, c’est aussi protéger la France et l’Europe.

Face à tous ces défis, vous jugez le soutien extérieur insuffisant. Mais vos partenaires se plaignent aussi des contraintes bureaucratiques tunisiennes, qui font obstruction. Des sommes ont été dégagées qui n’ont pas pu être consommées en raison de dysfonctionnements proprement tunisiens.

C’est vrai, on nous objecte qu’il existe des fonds non utilisés à cause de notre bureaucratie. Et c’est exact que des financements importants ont été mis à la disposition de la Tunisie pour des projets qui n’ont pas commencé, ces trois dernières années. Il y a une raison à cela : l’Assemblée constituante, élue en 2011, a été beaucoup plus concentrée sur les problèmes politiques, les débats sur la Constitution, que sur la mise en œuvre de ces projets. On doit être aujourd’hui à un taux de consommation de ces crédits autour de 46-47 %. Le gouvernement en est conscient. Mais ce ne sont pas ces projets, déjà engagés, qui vont répondre aux besoins de la Tunisie. Maintenant, nous avons besoin d’un soutien exceptionnel, pour nous aider à dépasser l’étape cruciale de 2017-2018.