L'officier et l'étudiant volontaire scrutent la mer. | Maryline Baumard

Vagues de trois mètres, roulis permanent. En mer Méditerranée centrale, la météo a changé. Les hublots, hier secs, ressemblent désormais à ceux d’une machine à laver en plein cycle qui, à rythme régulier, reçoivent des tombereaux d’eau. Le vent souffle fort au large de Tripoli, ce 13 juillet. Le matin, le Maritime Rescue Coordination Center (MRCC) a relayé l’appel d’un bateau en détresse. « Au vu du libellé du texte, c’est un bateau de pêcheur. Il est à 70 miles [6 heures de mer] d’ici, dans les eaux nationales libyennes. C’est pas pour nous si on veut éviter les gardes-côtes libyens », observe le capitaine, classant la transcription de l’appel dans ses classeurs.

L’Aquarius n’entre jamais dans les eaux libyennes. Il se positionne à leur limite, pour être au plus près des départs, sans que les gardes-côtes n’aient envie de venir faire un tour à bord.

A la passerelle, Moritz Tiefenthaler, un étudiant autrichien de 20 ans, venu bénévolement participer, un mois durant, aux opérations de sauvetage de SOS Méditerranée, entame ses deux heures de « watch », jumelles sur les yeux. L’inaptitude du novice à repérer rapidement un corps étranger flottant fait sourire l’officier aux commandes, qui a depuis longtemps éduqué son œil. Déjà difficile par mer calme, ce travail est plus exigeant encore aujourd’hui, où les morceaux de dentelles qui ourlent la mer, quelques secondes avant de disparaître, distraient l’œil dans sa quête d’un canot de migrants à la dérive.

Un anonymat qui tue deux fois

Face à ce déchaînement de violence des éléments, revient une lancinante question : combien de corps ont été avalés en silence par ces flots ? Entre janvier 2014 et le début de l’été, l’Agence des Nations unies pour les Réfugiés (UNHCR) en a compté 10 000. Mais combien en plus ont disparu sans même être répertoriés comme manquants quelque part à l’appel, victimes de cet anonymat qui tue deux fois ?

Ce mercredi, les canots se font attendre. « Soit il y a trop de houle à terre pour que les passeurs puissent les mettre à la mer, soit la traversée est jugée impossible », observe Bertrand Thiébault, sauveteur, qui penche pour la deuxième option, et ne leur donne, d’ailleurs, « pas cinq minutes d’espérance de flottaison au milieu des vagues anarchiques ».

« Le bateau de secours peut monter et descendre d’un mètre ou plus, s’approcher et reculer, sans qu’il soit aisé de la contrôler ; c’est très délicat »
Le capitaine de l’Aquarius

Si les chances de devoir lancer une opération de secours sont bien moindres que par temps calme, le protocole du sauvetage par mer forte est fin prêt. Il aurait même dû être testé ce 13 juillet. Pourtant, au vu du déferlement des éléments, le capitaine a préféré l’annuler. « Dans ce cas de figure, on ne peut pas sortir notre petit bateau de secours », précise Alexander Moroz. Un « détail » qui change la procédure, et rend plus difficile toute l’opération, parce que le maintien d’un bateau sur le lieu du sauvetage permet de veiller au calme sur le canot, point clé en matière de sécurité.

L’autre problème technique par ce temps, est la jonction du bateau de secours et du pneumatique. Par fortes vagues, il est difficile de les approcher suffisamment pour assurer un transfert sans risque des migrants. « Le bateau de secours peut monter et descendre d’un mètre ou plus, s’approcher et reculer, sans qu’il soit aisé de la contrôler ; c’est très délicat », observe le capitaine, hanté par l’histoire arrivée sur un autre bateau, d’un homme gravement blessé, à cause de la violence du choc du bateau de secours sur lui.

Les amoureux de la mer

A 15 h 30, alors que les vagues montent encore, Sea Eye, petit bateau de surveillance d’une ONG allemande, annonce qu’il rentre au port. Ignorant la détermination du capitaine et de l’équipe de secours à optimiser le temps de sauvetage, sans brûler trop de carburant – une journée en mer coûte déjà 11 000 euros – il s’assure par radio que l’Aquarius reste bien sur zone en dépit des vagues de cinq mètres annoncées. Un « affirmatif » coupe court à la discussion et Sea Eye promet de revenir dimanche.

Sur l’Aquarius, en attendant, c’est comme si le vent du large réveillait les vrais amoureux de la mer. Comme s’ils avaient attendu cette manifestation de force pour se sentir revigorés. Quelques-uns cherchent un lieu à l’écart pour savourer en solitaire ces retrouvailles. Même un des électriciens russes, qui pourtant dévie rarement du chemin le conduisant de la salle des machines à sa cabine, en passant par le mess, s’arrête ce soir pour profiter du spectacle.

En fin de journée, les 29 degrés du vent chaud du Sud s’amusent des usagers des ponts. Dans les jours qui viennent, ils recommenceront à brûler les peaux des migrants, imbibées d’essence, d’urine, de vomi et d’eau de mer, dans les canots à venir. Eternel recommencement de la Méditerranée centrale.