Mains crispées sur le volant, dos collé au siège, Christine attend le meilleur moment pour s’engager sur l’autoroute. De longues secondes s’écoulent avant qu’elle trouve le courage nécessaire pour s’insérer progressivement sur la file la moins fréquentée. Sa manœuvre est ponctuée de soupirs d’angoisse, et même d’un cri au moment où un camion la « colle de trop près ».

Le médecin peut suivre et influer directement sur la simulation automobile de sa patiente depuis son ordinateur. | Alexis Orsini / "Le Monde"

Quelques minutes seulement viennent de s’écouler depuis que Christine a enfilé son casque de réalité virtuelle, mais elle est déjà complètement immergée dans cette simulation automobile. De l’autre côté du cabinet tapissé d’affiches de films du studio Ghibli et du Hobbit, le docteur Eric Malbos profite de cette montée d’angoisse pour intervenir : « Quel est votre niveau d’anxiété de 0 à 100 ? » Une question que le médecin répète à longueur de journée aux patients venus traiter leurs phobies par réalité virtuelle à l’hôpital de la Conception de Marseille.

« Le patient sait que ce qu’il vit dans le casque n’est pas réel, il a plus de courage pour affronter la situation qu’il évite dans la réalité. »

Christine, incapable d’emprunter l’autoroute depuis quatre ans par peur de provoquer un accident, évalue son appréhension à 55 avant de réciter l’une des techniques de relaxation apprises avec le docteur Malbos : « Je surfe sur la vague de l’anxiété… » La thérapie de la sexagénaire s’est en réalité achevée il y a trois mois, après neuf séances de réalité virtuelle, mais elle a préféré revenir pour une « révision » à cause d’une hésitation sur la route.

« Comme le patient sait que ce qu’il vit dans le casque n’est pas réel, il a plus de courage pour affronter la situation qu’il évite dans la réalité », précise Eric Malbos, qui observe en permanence, sur son ordinateur, le parcours automobile de Christine. D’un simple mouvement de souris, le médecin peut aussi réorienter le regard virtuel de la conductrice où il le souhaite : « Que voyez-vous ? ». La réponse fuse : « Je suis bien positionnée sur la voie et je vais continuer comme ça jusqu’à l’arrivée. » Eric Malbos hoche la tête d’un air satisfait avant de conclure cette première session : « Ce que vous redoutez n’arrivera pas. Comme vos pensées ne sont pas réalistes, elles ne se produiront pas. »

« Rater quelque chose n’est pas un échec »

Le praticien est convaincu des atouts de ce dispositif médical atypique : « La réalité virtuelle offre une grande flexibilité, elle permet de paramétrer de nombreux éléments : les conditions météo, le nombre de voitures sur la route… C’est un gain de temps énorme dans le traitement des phobies. » Surtout lorsque celles-ci nécessitent une exposition à un environnement spécifique comme l’autoroute. Cette mise en situation présente le double avantage de pouvoir être interrompue à tout moment – en cas de crise de panique notamment – et de redonner confiance aux patients, qui sont souvent handicapés au quotidien par leur phobie.

Quand Christine parle de « situation d’échec » pour évoquer les nombreuses occasions où elle s’est laissée conduire par son mari ou sa fille sur l’autoroute, Eric Malbos s’empresse de la corriger : « Rater quelque chose n’est pas un échec, c’est simplement changer de voie ». Au terme de cette séance de quarante minutes, qui lui a permis d’enchaîner trois sessions consécutives de conduite, Christine quitte le cabinet avec assurance : « Je sens que je vais reprendre l’autoroute d’ici quelques jours avec mon mari. »

La réalité virtuelle permet au thérapeute d’accompagner ses patients pendant leur exposition. | Alexis Orsini / "Le Monde"

La réalité virtuelle est la spécialité d’Eric Malbos depuis qu’il l’a choisie comme de sujet de thèse en 2003 pour combiner ses trois passions : la médecine, les jeux vidéo et la science-fiction. Eric Malbos a ensuite approfondi ses connaissances sur cette branche atypique de la thérapie comportementale et cognitive (TCC) pendant ses années d’études en Australie. Au cours de ce séjour, il a également appris à concevoir des environnements 3D sur les moteurs de jeux de tir comme Crysis et Unreal grâce à des tutoriels trouvés sur Internet.

Dès son retour en France, en 2012, le médecin rejoint le service de psychiatrie du professeur Christophe Lançon pour y lancer ses premières sessions de réalité virtuelle. Aujourd’hui, près de 80 % de ses 600 patients y recourent : « Le nombre d’utilisateurs augmente chaque année. J’ai déjà des rendez-vous jusqu’en octobre ! » Eric Malbos a bon espoir que son agenda se libère un peu à mesure que les cabinets privés s’équiperont du casque Oculus Rift, commercialisé depuis le début d’année. Son prix, qui avoisine les 1 900 euros, reste abordable comparé aux 10 000 euros déboursés par l’hôpital de la Conception pour le casque Sensics zSight, l’un des premiers modèles existants.

« Le patient affronte également le regard des gens »

Certains praticiens indépendants n’ont pas attendu l’arrivée de l’Oculus Rift pour se lancer dans le traitement des phobies par réalité virtuelle. À Clichy-la-Garenne (Hauts-de-Seine), le docteur Rodolphe Oppenheimer y recourt déjà avec un téléphone et un casque Samsung Gear VR, loués 110 euros par mois à la société toulonnaise C2Care, qui conçoit des environnements 3D de confrontation à l’anxiété. Ce matériel à moindre coût donne accès à huit univers : de la cabine d’avion aux toits d’immeuble en passant par l’araignée qui grimpe dangereusement sur un bureau, les patients du psychiatre peuvent être confrontés à tous types de phobies.

Pablo, étudiant de 27 ans en fin de cursus de biologie, vient aujourd’hui pour sa troisième séance d’exposition au métro, un environnement qu’il fuit depuis cinq ans par claustrophobie :

« C’était devenu un handicap, je préférais prendre le vélo sous la pluie ou faire une heure et demie de trajet pour aller à l’université, plutôt que de prendre le métro et risquer une crise de panique. Je me suis dit que je ne pouvais pas continuer comme ça, au moment d’entrer dans le monde du travail. »

L’environnement virtuel a été pensé dans les moindres détails visuels et sonores pour renforcer l’immersion du patient : l’éclairage de la rame, le ralentissement avant l’arrivée sur le quai, le bruit bien connu à l’ouverture des portes, le crissement des rails… Seule la propreté inhabituelle des lieux contraste avec la réalité. La présence de passagers, assis ou debout, joue aussi un rôle important, comme l’explique le docteur Oppenheimer : « Le patient affronte également le regard des gens : il le redoute particulièrement parce qu’il s’imagine pouvoir tomber ou s’évanouir à tout moment ».

Au début de sa troisième séance de réalité virtuelle, Pablo se sent déjà plus en confiance au moment d’emprunter le métro. | Alexis Orsini / "Le Monde"

Pour permettre une véritable progression, chaque univers 3D fonctionne par paliers de difficulté. Ainsi, le claustrophobe qui se sent suffisamment aguerri par son entraînement peut décider, en concertation avec son thérapeute, d’affronter une rame bondée à l’heure de pointe ou encore une panne de métro entre deux stations. Pablo a pour sa part beaucoup de mal avec le niveau qui l’oblige à franchir l’entrée de la station pour arriver jusqu’au quai : « Tout m’effraye sur ce trajet : le bruit, les escaliers mécaniques, la descente dans les couloirs, l’arrivée sur la plate-forme, l’attente du métro… »

« L’idée n’est pas de provoquer une crise de panique »

Pour être efficace, l’exposition doit durer « au moins trente minutes » selon Rodolphe Oppenheimer, qui précise : « L’idée n’est pas de provoquer une crise de panique chez le patient, mais au contraire de lui permettre de comprendre les mécanismes de son anxiété pour pouvoir la maîtriser. » Le thérapeute profite donc de sa présence pendant l’exposition « in vivo » pour faire travailler le phobique sur son anxiété selon plusieurs méthodes.

« Les 10 % d’échec, ce sont les patients qui ne s’exercent pas sur les techniques de relaxation en dehors des séances. »

Le docteur Oppenheimer a une préférence pour la technique du « pour et du contre » qui consiste à poser une série de questions à son patient : « Je lui demande pourquoi une bombe exploserait dans le métro, pourquoi à ce moment précis… En y répondant par une série d’arguments, il réalise qu’il y a plus de contre que de pour”, et que ses phobies n’ont pas lieu d’être. » Pablo, qui parvient désormais à venir jusqu’au cabinet de Clichy en empruntant la quasi-intégralité de la redoutée ligne 13 du métro, est conscient du chemin parcouru depuis ses débuts, lorsqu’il ne parvenait pas à garder le casque sur la tête « plus de dix minutes ».

À Marseille, le docteur Malbos privilégie pour sa part la méthode ACARA, l’acronyme d’une formule que ses patients doivent garder en permanence dans leur portefeuille sous la forme d’un petit carton : « Accepter l’anxiété – la Contempler – Agir – Répéter les trois étapes – Attendre le meilleur ». Selon lui, le taux de guérison du traitement par réalité virtuelle avoisine les 90 % :

« Les 10 % d’échec, ce sont les patients qui ne s’exercent pas sur les techniques de relaxation en dehors des séances, un peu comme un pianiste qui n’apprendrait que pendant les cours avec son professeur mais jamais tout seul. »

À l’inverse, lorsqu’ils se confrontent de nouveau à leur phobie dans la réalité, les patients peuvent s’appuyer sur le souvenir de leur expérience virtuelle réussie pour se rassurer.

« Il ne suffit pas d’enfiler un casque de réalité virtuelle pour être guéri »

Anne Senequier, qui vient d’équiper son cabinet parisien du matériel C2Care, a pu constater que certains phobiques parvenaient parfois à « ruser », même dans la réalité virtuelle :

« L’une de mes patientes souffre de glossophobie – la peur de parler en public –, mais elle était particulièrement à l’aise face au public de l’amphithéâtre virtuel. J’ai découvert après coup qu’elle fixait en réalité son regard sur le tableau, au fond du décor, pour éviter le contact visuel. Ça nous a permis d’identifier la source précise de son anxiété. »

La deuxième confrontation de l’étudiante à cet univers virtuel se passe beaucoup moins bien : ses signes physiques de stress resurgissent lorsqu’elle affronte le regard d’autrui, « surtout que l’un des personnages ressemblait apparemment à son professeur d’histoire ! » s’amuse le médecin.

Convaincue par l’efficacité de la réalité virtuelle, Anne Senequier préfère tout de même tempérer les attentes parfois disproportionnées des patients :

« L’idée reçue la plus répandue est qu’il suffit d’enfiler un casque de réalité virtuelle pour être guéri. En réalité, il faut déjà trois ou quatre séances de préparation aux techniques de relaxation avant de passer à cette étape. La réalité virtuelle reste un outil qui facilite l’exposition, mais elle nécessite d’autres expériences de thérapie cognitive et comportementale à côté. »

Les docteurs Oppenheimer et Senequier espèrent d’ailleurs une amélioration du dispositif proposé par C2Care, qui ne permet pas encore aux patients de se mouvoir d’eux-mêmes, contrairement à l’Oculus Rift, relié à une télécommande. Les médecins profitent de leurs échanges réguliers avec la société toulonnaise pour lui suggérer de nouveaux environnements.

Un univers destiné aux phobiques du téléphérique et des télésièges.

Parmi leurs dernières propositions : un univers destiné aux phobiques du téléphérique et des télésièges (« beaucoup de personnes ne partent plus aux sports d’hiver à cause de ça », assure Rodolphe Oppenheimer) ou encore un autre consacré à la peur des animaux. Anne Senequier estime enfin que des environnements plus réalistes, reproduits à partir d’une prise de vue réelle, sur le modèle de l’outil « Street View » de Google Maps, seraient sans doute plus efficaces qu’une reproduction en 3D :

« C’est déjà le cas pour l’arachnophobie, puisque le patient se retrouve dans un véritable bureau pris en photo. Seule l’araignée est en 3D. »

L’univers conçu par C2Care pour lutter contre l’arachnophobie repose sur la photo réelle d’un environnement de travail : l’araignée en 3D y progresse jusqu’à la main du patient. | Alexis Orsini / "Le Monde"

« Je n’étais pas stressée, mais j’ai transpiré ! »

Les trois praticiens s’accordent en revanche sur le succès de la réalité virtuelle auprès des patients, toutes générations confondues. « Le côté ludique de la chose plaît à tout le monde », constate le docteur Malbos. Joëlle, 60 ans, venue affronter sa claustrophobie, est ainsi tellement immergée dans son ascenseur virtuel qu’elle a le réflexe de tendre le bras dans le cabinet pour appuyer sur le bouton, au lieu d’utiliser la télécommande qu’elle a en main.

Sa plongée dans la cabine d’un avion entièrement conçu par le docteur Malbos sur le moteur graphique de Crysis se révèle encore plus criante de réalisme : le steward au physique patibulaire refuse de la laisser passer tant qu’elle ne lui a pas présenté son billet. Une fois cette étape franchie, le thérapeute lui indique le trajet à suivre – « votre place est tout au fond, dans la dernière rangée, à côté du hublot » – avant de la faire s’asseoir sur une chaise de son cabinet au moment précis où elle fait le même mouvement dans l’univers virtuel, toujours par souci d’immersion.

Tout au long du vol, le médecin l’interroge régulièrement sur son niveau d’anxiété. Celui-ci reste à zéro en permanence, même lorsqu’il provoque, d’un simple appui sur son clavier, des turbulences dans la cabine, accompagnées des cris angoissés des passagers. Après l’atterrissage de l’avion, Joëlle doit attendre d’être sortie de la file d’attente qui s’est formée dans le couloir avant de pouvoir quitter la simulation. Une séquence rajoutée par le docteur Malbos grâce aux retours de ses patients :

« Ils m’ont confié que le fait d’être enfermé dans l’avion après l’atterrissage, alors qu’ils veulent en sortir, est une source d’anxiété supplémentaire. »

Une fois débarrassée du casque, Joëlle pousse un soupir de soulagement tout en s’épongeant le front : « Je n’étais stressée mais j’ai transpiré ! C’était exactement comme quand j’ai pris l’avion pour la dernière fois, il y a vingt ans. »

Les retours des patients ont amené le docteur Malbos à ajouter une phase supplémentaire à son environnement d’avion : la file d’attente pour sortir de la cabine. | Alexis Orsini / "Le Monde"

« La réalité virtuelle va bouleverser la société »

Au terme d’une journée de consultations bien remplie, Eric Malbos se lance dans une description enthousiaste de sa dernière pratique liée à la réalité virtuelle. Depuis le mois de juin, il suit en effet des soldats français revenus d’Afghanistan, qui souffrent de stress post-traumatique :

« L’armée m’a montré des vidéos pour que je puisse reproduire au mieux la situation sur le moteur de Crysis. C’est une situation d’embuscade dans un village afghan, les soldats sont pris dans des tirs d’islamistes et confrontés à des explosions, tandis que des Rafale passent dans les airs. »

Le médecin utilise aussi la réalité virtuelle à d’autres fins, comme la lutte contre l’addiction à l’alcool ou au tabac. Une fois qu’ils ont enfilé le casque, les patients se retrouvent sur une plage, au coucher du soleil, à côté d’une femme qui fume ostensiblement une cigarette sur son transat. À côté d’elle, on aperçoit, en évidence sur une table basse, un briquet, un cendrier et un paquet de tabac. Malgré la variété d’usages déjà offerte par la réalité virtuelle, Eric Malbos reste convaincu que l’on ne fait pour l’instant qu’effleurer son potentiel :

« Aujourd’hui, l’univers des jeux vidéo est mis au service de la santé des patients, ce qui est déjà formidable. Mais la démocratisation de la réalité virtuelle va bouleverser profondément la société et amplifier l’intelligence humaine, comme l’ordinateur en son temps. »