A Ankara, le 16 juillet au matin. | AP

Des tirs sporadiques et des bruits d’explosions étaient toujours audibles à Ankara et à Istanbul, samedi 16 juillet à l’aube, mais le gouvernement turc a fait savoir qu’il avait repris le contrôle du pays, ébranlé par une tentative de coup d’Etat fomenté par un groupe d’officiers dans la nuit de vendredi à samedi et qui est resté circonscrit à ces deux villes. Samedi matin, le bilan officiel était, selon le général Umit Dundar, le nouveau chef d’état-major, d’au moins 190 morts. Auxquels il faut ajouter 1 154 blessés.

Le président Recep Tayyip Erdogan, qui avait trouvé refuge dans la station balnéaire de Marmaris, sur la côte égéenne, au plus fort des affrontements entre les militaires loyalistes et le groupe de putschistes, est rentré en vainqueur à Istanbul au petit matin.

Attendu par un groupe de fidèles à l’aéroport international Atatürk à Istanbul, où son avion a atterri aux environs de 4 h 30, heure locale, le numéro un turc a promis que les insurgés – une cinquantaine d’officiers de la gendarmerie et de l’armée de l’air – « paieraient cher leur trahison ». « L’Etat parallèle a sa part dans le soulèvement », a-t-il affirmé, en référence au prédicateur Fethullah Gülen, son ennemi juré, qui vit depuis 1999 en exil en Pennsylvanie aux Etats-Unis.La puissante confrérie Gülen a pourtant été amoindrie par la purge drastique exercée contre elle depuis 2013 par le gouvernement islamo-conservateur, persuadé que les adeptes de Gülen veulent le renverser.

Jadis meilleur allié de Recep Tayyip Erdogan, l’imam Gülen, dont le mouvement gère encore des centaines d’écoles à l’étranger (en Afrique notamment), est devenu sa bête noire. Son exil américain sert à enjoliver le récit officiel d’une Turquie assiégée par des « forces obscures », des « agents » à la solde des puissances étrangères (les Etats-Unis surtout), avides de démanteler le pays.

Prise par les insurgés dans la soirée, la chaîne publique TRT a été reprise par les militaires loyalistes dans la nuit, tandis que le chef d’état-major, le général Hulusi Akar, qui était détenu par les putschistes, a pu être libéré. Mille cinq cent soixante-trois personnes mêlées à la tentative de coup d’Etat ont été arrêtées samedi à l’aube. La situation restait incertaine en revanche autour des ponts sur le Bosphore, à Istanbul, toujours contrôlés par les insurgés, malgré un ultimatum de l’armée de l’air promettant d’envoyer les chasseurs bombardiers pour les en déloger.

« Le coup d’Etat a été déjoué, la situation est redevenue normale », s’est félicité, samedi à l’aube, Nuh Yilmaz, le porte-parole des services secrets (MIT). Dirigés par Hakan Fidan, un fidèle lieutenant du président turc, les services ont été l’une des premières cibles du putsch manqué. Leur QG à Ankara, situé non loin du palais présidentiel, a essuyé une attaque aérienne, lorsque des hélicoptères pilotés par les putschistes ont bombardé le ­bâtiment, dès les premières heures du ­soulèvement.

Tout a commencé vers 22 heures lorsque des blindés militaires ont pris position à l’aéroport d’Istanbul, autour des ponts sur le Bosphore, dans les environs du palais présidentiel à Ankara. Peu après, des militaires ont fait irruption dans les locaux de la chaîne publique TRT, dont ils se sont emparés. Dans un communiqué publié sur le site de l’état-major, les putschistes ont dit s’être rendus « totalement maîtres du pays ». Leur but, expliquaient-ils, était de « restaurer l’ordre constitutionnel, la démocratie, les droits de l’homme et les libertés », ils se prononçaient contre l’« autoritarisme ». « Tous nos accords et engagements internationaux restent valides. Nous espérons que nos bonnes relations continueront avec les autres pays », disait le texte. Fikri Isik, le ministre de la défense, a immédiatement dénoncé « un piratage » du site.

« Je suis le commandant en chef »

Des civils opposés au coup d’Etat juchés sur les chars des putschistes, à Istanbul, samedi matin 16 juillet. | BULENT KILIC / AFP

Alors que des combats étaient en cours au centre d’Ankara, la capitale, on apprit bientôt que le général Hulusi Akar, le chef d’état-major, était retenu en otage par les putschistes. Pendant quelques heures, la confusion fut totale et le gouvernement sembla dépassé par la situation. Le président fut décrit par le journal Milliyet comme ayant pris le chemin de l’aéroport Atatürk, à Istanbul. Des rumeurs allèrent jusqu’à évoquer une demande d’asile en Allemagne.

Quelques minutes plus tard, Recep Tayyip Erdogan apparut, le visage défait, sur la chaîne CNN Türk. Lors de cette courte interview réalisée, par le biais de Facetime, il expliqua que le soulèvement avait lieu « hors de la chaîne de commandement ». Et de réaffirmer : « Je suis le commandant en chef. » C’est à ce moment-là qu’il appela la population à descendre « sur les places et dans les aéroports » en signe de soutien. Il semble qu’il ait été entendu. Une foule s’est rassemblée place Taksim, à Istanbul, pour protester contre le putsch. D’autres manifestants pro­Erdogan, massés sur un des ponts qui enjambe le Bosphore, ont bien essayé de traverser malgré l’interdiction proférée par les putschistes qui bloquaient la circulation dans les deux sens, de l’Europe vers l’Asie et inversement. Mal leur en a pris.

Au moment où les manifestants se mettaient en route, les gendarmes insurgés qui tenaient le pont ont tiré dans la foule. Plusieurs personnes ont été blessées lors de cette fusillade, un homme y aurait perdu la vie. Les autorités avancent un bilan de plus de 190 morts : 41 policiers, deux soldats, 47 civils et 104 personnes décrites comme des « putschistes ».

Selon le parquet de Gölbasi, dans la banlieue d’Ankara, 42 personnes – des civils et des policiers – ont été tuées au cours ­d’affrontements particulièrement violents ­survenus dans ce quartier. Et 17 policiers membres des forces spéciales ont été tués lors de l’assaut donné par les putschistes contre leur quartier général.

Tentative de coup d’Etat en Turquie : images des combats à Istanbul et Ankara
Durée : 01:22

Dès le début du soulèvement, la population semblait partagée. Les télévisions ont ainsi montré des personnes rassemblées près de l’aéroport Atatürk, qui se réjouissaient ouvertement du putsch. L’opposition kémaliste, pourtant très critique de la conduite des affaires par M. Erdogan, s’est vite prononcée contre son renversement. « Nous voulons une démocratie, des élections, pas un putsch », a déclaré Kemal Kilicdaroglu, le ­président du Parti républicain du peuple (CHP), le vieux parti fondé par Atatürk.

Résolues à reprendre au plus vite le ­contrôle de la situation, les autorités n’y sont pas allées de main morte pour venir à bout des insurgés. A Ankara, un F-16 a abattu un hélicoptère piloté par des insurgés. A Istanbul, des chasseurs ont survolé la ville toute la nuit, larguant au moins deux bombes (aux environs de la place Taksim, en plein centre-ville, et à Alibeyköy, en banlieue, où un barrage a été touché).

« Ils bombardent le centre-ville ! »

Le Monde.fr

Lorsque le chasseur a largué sa bombe vers Taksim et que l’odeur âcre de la fumée s’est répandue sur les quartiers de Harbiye et d’Osmanbey, les habitants, réfugiés chez eux, lumières éteintes dans les appartements, sont apparus aux fenêtres. « Ils sont devenus fous, ils bombardent le centre-ville ! », a crié un homme. « Qui bombarde qui ? Je n’y comprends rien ! », a hurlé une vieille femme dissimulée derrière ses rideaux. Toute la nuit, des tirs nourris ont retenti dans le quartier de Harbiye, non loin de Taksim, où des putschistes étaient, semble-t-il, retranchés.

L’espace d’une nuit, la population turque et les autorités se sont retrouvées plongées à l’époque la plus noire de leur proche passé, quand l’armée, pilier du système unitaire, autoritaire et laïque instauré par Atatürk en 1923, n’hésitait pas à interférer dans la vie politique par des coups d’Etat violents. Elle le fit à trois reprises, en 1960, 1971 et 1980. Sa dernière intervention, en 1997, consista en une mise à l’écart du gouvernement du chef islamiste Necmettin Erbakan, l’ancien mentor de M. Erdogan, forcé par les « pachas » (les généraux) à abandonner le pouvoir, tandis qu’une vague de répression s’abattait sur les militants de son parti. Cet épisode est encore perçu aujourd’hui par les islamo-conservateurs comme un traumatisme duquel ils ne se sont jamais vraiment remis.

A chaque fois, lors des putschs précédents, l’armée était unie dans sa décision de renverser le pouvoir civil. Rien de tel ne s’est produit cette fois. Très vite, les putschistes sont apparus comme représentatifs d’un courant hyperminoritaire, tandis que la majorité des militaires demeurait fidèle au Parti de la justice et du développement (AKP, islamo- ­conservateur au pouvoir), lequel jouit d’une large assise populaire.

Le président turc va en ressortir plus populaire que jamais

Il est vrai qu’une fois aux manettes Recep Tayyip Erdogan et son fidèle allié Fethullah Gülen ne souhaitaient qu’une chose : faire rentrer au plus vite les militaires dans leurs casernes. De cette façon, ils tenaient leur revanche sur cette élite en épaulettes qui s’était tellement opposée à l’avènement de l’islam politique en Turquie.

Vint ensuite le temps des règlements de comptes et de grands procès retentissants (de 2008 à 2013), quand des centaines d’officiers furent condamnés à de lourdes peines de prison pour avoir cherché à renverser le gouvernement. Une fois brouillé avec le prédicateur Gülen, en 2013, il n’était plus possible d’affronter les ennemis sur deux fronts. M. Erdogan a donc tout fait pour se rapprocher des militaires. En avril, les condamnations de 275 « putschistes » ont été cassées par la Haute Cour d’appel, la réconciliation semblait totale.

Quel courant au sein de l’armée a pu croire qu’un putsch était possible ? Qui ? Combien ? Pourquoi ? Très peu d’informations ont filtré sur l’identité des auteurs du soulèvement, pas un visage, pas un grade, pas un nom de famille. Les autorités parlent d’une cinquantaine d’officiers, issus de la gendarmerie et d’une partie de l’armée de l’air (d’où l’emploi des hélicoptères).

De cette épreuve, le président turc va ressortir plus populaire que jamais. Si un référendum est convoqué demain pour la mise en place du système présidentiel fort dont il rêve, nul doute qu’il obtiendra une large ­majorité des voix, tant, dans son ensemble, la population, y compris ses détracteurs, ­réprouve le recours à la violence.