Nice, le 16 juillet 2016. autour de la promenade des Anglais. avant la réouverture. | FRANCE KEYSER/MYOP POUR "LE MONDE"

« Le feu d’artifice, c’est un moment de Niçois, un moment collectif, tout le monde y est », explique Sophia, 18 ans. Jeudi soir, elle se trouvait sur la plage Castel, au nord-est de la promenade des Anglais, à deux pas de la vieille ville, avec sa bande de copains qui fêtaient leur réussite au bac. Jusqu’au moment où ils ont vu déferler « une grosse marée de gens qui hurlaient, sans qu’on sache quoi ni pourquoi », raconte Sophia. Elle s’est réfugiée dans un restaurant, jusque tard dans la nuit, lorsque ses parents sont venus la chercher. « Cela fait dix-huit ans que je me sens en sécurité dans cette ville. Quand ce genre de choses se passe à Paris, c’est loin, c’est autre chose... », souffle l’adolescente, qui va monter à la capitale faire ses études à la Sorbonne l’an prochain.

Roxane, une autre jeune fille de bonne famille de 18 ans, était elle-aussi du « bon » côté de la promenade des Anglais le jeudi noir. « Je me sens épargnée », dit-elle, encore sidérée de la soirée « très anxiogène » vécue jeudi. Elle se sent d’autant plus « concernée » qu’elle était à Paris le 13 novembre 2015 : « Mais le Bataclan, comme Charlie, c’était ciblé sur des gens particuliers. Cette fois, c’est différent, cela nous touche au coeur, directement. A Nice, c’est tout le monde qui était ciblé. Les familles au premier chef, comme on l’a vu avec le grand nombre de petites victimes. Plus personne ne peut se dire qu’il est à l’abri », observe cette bachelière qui va, elle, rester à Nice pour poursuivre des études littéraires, en hypokhâgne au lycée Massena.

« C’est pas un mémorial qu’il nous faut, c’est des actes !  »

A Nice, il y a toujours eu un mélange de touristes aisés et de classes moyennes et modestes, qui se mélangent sur les immenses plages de la Baie des Anges. Côté habitants, le tramway a brassé la ville, les quartiers populaires viennent plus facilement au centre et sur la promenade des Anglais. Le 14 juillet, le feu d’artifice est l’occasion de venir faire la fête pour les habitants des quartiers de l’Ariane ou du Chêne-Blanc.

« Les intellos, les bobos, ils étaient cours Saleya, dans la vieille ville, pas sur la promenade… », raille une quinquagénaire en paréo qui s’apprête, ce samedi matin, à aller à sa plage habituelle, en contrebas de la promenade des Anglais – même si « ce ne sera plus jamais pareil... », soupire-t-elle. Elle fait une halte devant le parterre de gazon jonché de fleurs, de petits mots, de drapeaux tricolores, qui s’est improvisé, parmi tant d’autres, à deux pas de l’office du tourisme, à deux pâtés de maison de ce Palais de la Méditerranée devant lequel a fini par être arrêté et tué le camionneur meurtrier jeudi soir. La dame refuse de décliner quoi que ce soit de son identité – ni nom, ni prénom, ni adresse (« par là », fait-elle d’un geste vague de la main). Elle est ici pour se recueillir mais ne peut s’empêcher de dire aux journalistes présents ce qu’elle a sur le cœur, sans élever la voix : « C’est pas un mémorial qu’il nous faut, c’est des actes ! Hollande, si je l’avais eu devant moi, hier, je l’aurai giflé... Pas le président de la République, l’homme... »

Nice, le 16 juillet 2016. autour de la promenade des Anglais. avant la réouverture. | FRANCE KEYSER/MYOP POUR "LE MONDE"

Béatrice P, qui serait plutôt à classer dans la « caste » des bobos, peu suspects d’« estrosisme », laisse percer un certain ras-le-bol des critiques du fameux quadrillage de la ville par quinze caméras de surveillance au km² : « très honnêtement, je pense que les caméras sont finalement précieuses pour les enquêteurs, elles leur font gagner du temps ».

Marion, une autre « bobo », faisait son footing en début de soirée, le 14 juillet, sur la Coulée verte a pu constater que les accès à la promenade des Anglais, du côté de la vieille ville, étaient ce soir-là « aussi verrouillés que les fan zones de l’Euro de foot ». Mais le tueur avait choisi d’entrer par l’autre côté de la promenade, au sud-ouest, la partie la plus « populaire », la plus « familiale » de la prom’, dit-elle. « D’où le nombre de jeunes victimes, observe sa fille Violette, 18 ans, amie de Sophia et de Roxane. Le camion était plus sur l’Est de la prom, ce qui n’est pas vraiment le quartier jeune de la ville, ni celui de mon entourage. »

« On va être obligé de vivre avec ça »

Et maintenant ? Que sera le jour d’après ? Faut-il craindre de voir « monter la colère, monter la haine », comme le dit Christian Estrosi, le président du conseil régional Provence-Alpes-Côte d’Azur et maire-adjoint de Nice, dans une lettre ouverte aux Niçois publiée dans le quotidien Nice Matin, samedi 16 juillet ? « A Nice, il y avait déjà une fracture sociale au sein de la population. Le feu d’artifice du 14 juillet était justement un moment fort de brassage et de convivialité. Je ne sais pas comment on va pouvoir recoudre tout ça... », se demande Roxane.

Harpiste fraîchement émoulue du conservatoire de Nice, la jeune fille devait jouer en public vendredi 15 juillet et a annulé son concert. Sans être sûre d’avoir pris la bonne décision : « c’était tout ce que je pouvais faire, place au silence dans ce moment terrible ». Elle ressent « un sentiment d’impuissance et d’épuisement », consciente que le discours, récurrent après chaque attentat islamiste, sur le risque d’amalgame et sur le « vivre ensemble » s’épuise lui-aussi. « On va être obligé de vivre avec ça, confirme Sophia qui, comme ses deux copines, votera pour la première fois l’an prochain. L’impact politique va être inévitable. »