« Sur un bateau, y’a pas de Pinocchio »… Bertrand Thiébault, le sauveteur français de SOS Méditerranée, tient cette phrase d’un marin corse. Rien de tel, en effet, que le huis clos d’un navire et sa promiscuité pour faire tomber les derniers oripeaux de la vie à terre et placer les menteurs face à leurs contradictions.

Sur l’Aquarius, le bateau humanitaire qui sauve des migrants du naufrage au large de la Libye, la confrontation quotidienne à la souffrance et à la mort refoule plus loin encore mensonges et petits jeux de rôle. Alors ici, pas de motivation feinte. Comme le rappelle Mathias Menge, le responsable de l’équipe Sauvetage et Recherche (SAR pour Search and Rescue), « on n’est pas des héros ». Tous connaissent pertinemment les raisons de leur choix et de leurs prises de risques quotidiennes, même si la charge émotionnelle du « job » les surprend encore.

Derrière leur concentration « 100 % pro » durant les opérations de sauvetage, les protocoles hyper carrés et les gestes millimétrés, difficile d’imaginer les sauveteurs de SOS Méditerranée la joue humide. Et pourtant, quand ils tombent le gilet de sauvetage et ôtent le casque, ils redeviennent des humains meurtris par les souffrances des enfants, des femmes et des hommes qu’ils recueillent.

L'Aquarius s'est approché d'un canot de migrants et les sauveteurs ont distribué les gilets de sauvetage. | Maryline Baumard

L’un se souvient des « 600 mains serrés » lorsque fin juin, le navire a déposé à quai les migrants collectés durant plusieurs sauvetages. « À la fin, je baissais les yeux pour cacher mes larmes ». « Que vont-ils devenir, quelle vie l’Europe leur réserve-t-elle ? », demande un autre, heureux de les avoir sauvés, mais inquiet pour la suite de leur voyage, pour l’installation en Europe. Bertrand Thiébault se souvient avoir senti sa gorge se serrer face à l’optimisme d’un jeune mineur qui pensait sa galère finie. « Quand je l’ai entendu me dire, tout heureux, qu’il allait enfin pouvoir appeler sa mère, visiter Paris, et aller à l’école, je ne me suis pas senti de lui expliquer que ce ne serait pas aussi simple », raconte-t-il…

Le rêve européen

Quoi qu’il en soit, à cette étape du voyage, le discours de vérité sur l’Europe est inaudible. Ce continent reste celui des possibles pour les nouveaux arrivants, tant qu’ils n’ont pas été eux-mêmes confrontés aux galères. Comme la Libye leur semblait possible avant qu’eux-mêmes n’y aient séjourné. Quelque misérable que soit la condition de l’immigré récent à Paris, Rome ou Londres ; quelque précaire que soit son statut, il fera chaque mois parvenir de l’argent à sa famille.

Même s’il est entassé dans la chambre d’un foyer et exploité par son patron, il taira cette réalité et sera perçu au pays comme celui qui a réussi. Un statut fantasmé qui alimentera ensuite les rêves des candidats à l’exil. Ce n’est qu’une fois en Europe que le nouveau venu mesurera à son tour la distance entre ses espoirs et la réalité… et la masquera auprès des siens. Sur l’Aquarius, personne n’a envie de briser les derniers instants de ce rêve européen ; même si personne non plus ne se sent de donner de faux espoirs.

Mathias Menge accueille un migrant que Bertrand Thiébault a hissé à bord | Maryline Baumard

Pas forcément politisés au sens classique du terme, les membres de l’équipe SAR (Search and Rescue, Sauvetage et Recherche) ont avant tout choisi le camp de l’humanité contre celui de l’abandon des personnes en danger. Tous aiment la mer ; ne veulent trahir ni le devoir de sauvetage qui y prévaut toujours - même si 10 000 sont mortes noyées depuis janvier 2014 -, ni leur intime conviction que chaque vie se vaut ; même si les agendas politiques européens en font douter.

Mathias Menge, coordinateur des SAR, ne sait pas vraiment comment l’humanitaire s’est imposé à lui. A 48 ans, cet Allemand menait carrière dans la marine marchande, après avoir travaillé dans le conseil aux entreprises, à Berlin. « Je ne saurais pas dire comment le glissement s’est fait, mais j’ai tout à coup ressenti une urgence à porter secours, à mettre mes compétences au service des damnés de la mer », analyse cet homme face à la situation de la Méditerranée centrale au début de 2015. Quand son épouse découpe un article sur la naissance de SOS Méditerranée, l’association de secours aux migrants en mer fondée par le capitaine de marine marchande, Mathias Vogel et l’humanitaire Sophie Beau, il postule illico.

En mars, il monte sur le bateau et ne sait toujours pas quand il en redescendra… « Cette nouvelle mission est en train de changer ma vie en profondeur. Je n’ai pas les mots pour le dire mais elle a redessiné mon échelle de valeurs », observe-t-il sobrement. « On y vit des moments émotionnellement très forts. Très violents parfois aussi », confie-t-il. « En Europe les gens n’imaginent pas la souffrance endurée par les gens que nous recueillons ».

Agir plutôt que parler

Son adjoint, Albert Mayordomo, un Catalan de 34 ans a connu un autre parcours et quitté plus tôt encore les rails de la carrière à laquelle ses bonnes études le destinaient. Ingénieur de formation, il quitte rapidement le bureau pour le voyage, persuadé que la vie est ailleurs. En Thaïlande où il s’installe, il enseigne la plongée et pratique déjà le secours en mer avant de revenir travailler en Europe. Les migrants s’invitent dans sa vie à Lesbos où il débarque début 2015 au service d’une association catalane de sauveteurs professionnels : Proactiva Open Arms. « Là, je me suis dit qu’il était temps d’arrêter de parler et qu’il fallait agir », ajoute-t-il simplement. Aujourd’hui, sauver fait partie de son ADN. « C’est le métier que j’ai choisi et il me semble normal de le mettre au service de ceux qui en ont le plus besoin », commente le jeune homme, sans faire de plan sur l’avenir.

11 juillet. Albert Mayordomo se rend sur le sauvetage d'un canot. | Maryline Baumard

Un peu comme Bertrand Thiébault, 42 ans, le Français de l’équipe. Lui aussi a vécu plusieurs vies avant l’Aquarius. Après des études de sport et de management sportif, il ouvre une agence de tourisme événementiel dans le sud de la France, son port d’attache. Il aurait pu continuer ainsi, si sa participation à une régate ne l’avait entraîné vers une nouvelle vie.

Bertrand Thiébault n’a jamais vraiment remis pied à terre depuis, enchaînant les missions sur des bateaux d’exception avant de se jeter corps et âme dans l’opération de sauvetage de SOS Méditerranée. « J’ai vraiment le sentiment que ma place est là. Je ne vois pas trop d’ailleurs où je pourrais être plus utile aujourd’hui », observe-t-il, conscient de l’importance « historique » de ce qui se passe en Méditerranée centrale, entre la Libye et l’Italie et sûr d’être « du bon côté ». Son intime conviction reste qu’« un jour, certains devront rendre des comptes de ce qu’on laisse faire aujourd’hui ». Lui, sa mission a changé. Depuis son arrivée sur l’Aquarius, Bertrand Thiébault conduisait un des bateaux de sauvetage, mais depuis le 11 juillet, il est en charge d’un nouveau poste. C’est désormais lui qui aide les migrants des canots à se hisser à bord du bateau de secours qui les ramène vers l’Aquarius. Il est pour eux, au sens propre comme au figuré, la première main tendue en Europe.

La deuxième est celle de Christina Schmidt. Une femme qui, elle aussi, a vécu de multiples vies et hisse le migrant sur l’Aquarius, une fois qu’il en a grimpé l’échelle. En 1995, cette allemande de l’Est, ex-productrice pour la télévision d’État a fait ses valises pour l’Italie, peu encline à entendre les leçons de développement données par l’Allemagne de l’Ouest. Depuis, elle s’est réinventée une vie aux multiples visages professionnels et entre janvier et mai 2016 a réalisé un long travail de recherche baptisé « les Réfugiés aujourd’hui, la route de la Méditerranée Centrale » pour une fondation travaillant sur l’histoire allemande (la SFVV). Son séjour sur le bateau résonne aujourd’hui comme l’aboutissement de ce projet. Celle qui a analysé l’accueil dans les différents ports d’Italie, remonte le fil pour rencontrer plus en amont encore les exilés.

Celui qui de l’autre côté de l’échelle de l’Aquarius attrape l’autre épaule du naufragé, est aussi Allemand. Il est aussi venu bénévolement sur le navire et a développé un projet sur les migrations. Persuadé que la démographie des villages allemands a besoin des réfugiés, Andreas Siegert, qui gagne sa vie comme conseiller en management, a développé un travail sociologique sur les facteurs permettant de réussir l’intégration de ces derniers. Son idée est de produire une méthode permettant aux villages d’intégrer de façon optimale les nouveaux venus.

A côté de ces gens arrivés au sauvetage et à l’aide aux migrants après s’être essayés à d’autres vies, trois étudiants, eux, n’ont pas attendu pour prêter main-forte à l’équipe. Ils ont 19, 20, 21 ans ; sont allemand, britannique et autrichien et donnent pendant leurs vacances raison à l’un des physiciens qui les fait souffrir durant l’année universitaire. Passeraient-ils leur été à bord, en effet, s’ils n’étaient pas convaincus avec Albert Einstein que « le monde ne sera pas détruit par ceux qui font le mal mais par ceux qui le regardent sans rien faire » ?