Des manifestants soutiennent le gouvernement turc sur la place Taksim à Istambul, le 17 juillet 2016 | OZAN KOSE / AFP

« À minuit, sur des tanks, ils pénètrent dans la ville. Qui sont-ils ? Ils ont abaissé leurs casques sur leurs fronts, on ne voit pas leurs visages (…) Ils marchent et la ville bouge. Les Mongols sont revenus sur des tanks, reprenez-vous ! À minuit, les grondements arrivent des places aveugles ». J’avais vingt ans quand j’ai écrit ces lignes que l’on peut lire dans mon premier roman Un long été à Istanbul, qui décrit une période de répression ouverte après le coup d‘Etat militaire du 12 mars 1971. En 1980, mon livre fut saisi après le coup d’Etat du général Evren pour « offense aux forces de sécurité nationales » et j’ai été jugé dans un tribunal militaire. Dans mon dernier roman Le fils du capitaine, qui est un règlement de compte avec l’autorité, je reviens sur le premier coup d’Etat militaire de notre histoire récente, celui du 27 mai 1960 qui renversa le gouvernement de Menderes. Ce dernier fut pendu par les putschistes avec deux de ses ministres. J’avais neuf ans à l’époque. C’est dire que mon itinéraire d’écrivain, ma vie même, furent marqués par le rythme de ces coups d’Etat permanents.

Situation catastrophique

Je croyais que l’époque des coups d’Etat militaires était désormais révolue en Turquie. Je réalise aujourd’hui qu’avec cette dernière tentative, l’armée est toujours présente sur la scène politique, ce qui est incompatible avec la démocratie. Pourtant le président Erdogan avait tout fait pour contrecarrer le poids de l’armée, il avait même fait en sorte que la Turquie soit candidate à l’Union européenne, sans toutefois vraiment y croire. Sans faire progresser non plus la démocratie, ni respecter ses valeurs fondamentales, dont la liberté d’expression et la laïcité. Il se trouve aujourd’hui dans une situation catastrophique dont il espère tirer profit. Depuis 2002, c’est lui qui dirige le pays, aujourd’hui au bord du gouffre. Et le pire que l’on puisse imaginer est arrivé lors de ce coup d’Etat avorté : la police s’est confrontée à l’armée. Le bilan est lourd et la responsabilité des dirigeants qui ont polarisé le pays et ses institutions est grande. Sans la descente de la population dans la rue à l’appel du président, le coup d’Etat n’aurait peut-être pas échoué, mais cette population est constituée dans sa grande majorité par les partisans de l’AKP (Adalet ve Kalkinma Partisi ou Parti de la justice et du développement, actuellement au pouvoir) qui appellent à la vengeance. Ils manifestent en criant « Allah est grand ! » et réclament le rétablissement de la peine de mort et la pendaison des putschistes. On a évoqué un soldat qui aurait eu la gorge tranchée par l’un des manifestants. On appelle à la résistance pour défendre le gouvernement, ce qui est légitime car il est démocratiquement élu, mais du haut des minarets, comme s’il s’agissait d’une guerre sainte.

La Turquie traverse une grave crise et son président, qui doit être le garant de la constitution, la piétine chaque jour. Près de trois mille magistrats viennent d’être suspendus, certains membres de la Cour constitutionnelle ainsi que ceux de la Cour d’appel viennent d’être inculpés. On leur reproche, tout comme aux généraux putschistes, d’avoir des liens avec Fethullah Gülen, chef spirituel d’une confrérie religieuse. Si tel était le cas, cela signifierait que les islamistes ont voulu renverser d’autres islamistes qui se disent « modérés ». Mais n’ont-ils pas marché longtemps main dans la main pour éliminer les démocrates et les officiers laïques de ce pays ? Monsieur Erdogan n’a – t-il pas dit à « son cher Fethullah », alias Hodja Effendi, qu’il lui avait donné tout ce qu’il demandait avant de lui déclarer la guerre ? Tout cela serait grotesque si l’avenir de la Turquie n’en dépendait pas. Et quel avenir ! Désormais Erdogan a les mains libres pour instaurer le système présidentiel autoritaire dont il rêve depuis longtemps.

S’il existe un élément de continuité dans l’histoire de la Turquie, c’est bien l’autoritarisme sous toutes ses formes. Ces coups d’Etat militaires en sont la preuve mais l’évolution inquiétante du régime aussi. À qui profite le crime ? Je ne saurais avancer de réponse précise à cette question mais tout cela n’est pas de bon augure pour l’avenir de la Turquie.

Nedim Gürsel est un écrivain turc, directeur de recherche au CNRS. Dans son dernier livre Le Fils du capitaine, (Seuil, 2016) il décrit le premier coup d’Etat militaire en Turquie.