Portrait de l’auteur. | Aline Zalko

A l’approche de l’an 2000, on avait le goût des bilans de toutes sortes. Ainsi, en 1999, il a été demandé à des critiques anglophones de divers pays quel était, selon eux, l’écrivain de langue anglaise le plus important du XXe siècle. A une forte majorité, ils ont désigné l’Irlandais James Joyce (1882-1941) et Ulysses son « grand livre ». Ulysses serait-il donc universellement reconnu comme un roman majeur, par tous et depuis toujours ? La réalité est plus complexe.

Revenons au début du XXe siècle, quand Ulysses – le titre anglais – a été écrit. Cette « odyssée » de Leopold Bloom dans Dublin, pendant la journée du 16 juin 1904, a d’emblée choqué. Aux Etats-Unis, la Little Review, fondée par deux femmes, Margaret Anderson et Jane Heap, a publié en feuilleton quatre épisodes d’Ulysses entre mars 1918 et janvier 1920. C’est l’épisode « Nausicaa », au cours duquel Leopold Bloom se masturbe en contemplant l’exhibition de Gerty McDowell sur la plage, qui a valu au livre d’être condamné pour obscénité en 1921 et interdit à la publication. Il faudra attendre 1933 et un nouveau procès pour que le roman soit publié par Random House aux Etats-Unis en 1934 et en Grande-Bretagne en 1936.

« Ceux qui ont défendu Joyce sans aucune arrière-pensée et sans revirement, outre ses traducteurs et Valery Larbaud, ne sont même pas dix », Pierre Guglielmina, éditeur et traducteur

Ce sont encore deux femmes, l’une, Sylvia Beach, américaine et vivant à Paris, et l’autre, Adrienne Monnier, française, qui vont se battre pour faire exister le roman. Sylvia Beach, libraire et éditrice, a rencontré Joyce en juillet 1920. Elle publie Ulysses, en anglais, en 1922. L’auteur Valery Larbaud écrit en 1921 à Jacques Rivière, alors directeur de la NRF : « Il y a dans la littérature anglaise nouvelle un seul grand écrivain : James Joyce. Une fois Ulysses publié (cet hiver) Joyce sera l’écrivain le plus célèbre, le plus scandaleusement célèbre du monde. […] Une belle occasion perdue pour la NRF. »

Adrienne Monnier, qui dirige la librairie La Maison des amis des livres, luttera pendant sept ans pour que paraisse, chez elle, en 1929, Ulysse, en français. La traduction débute en 1924. Elle est confiée à Auguste Morel, assisté de Stuart Gilbert, puis révisée par Valery Larbaud et James Joyce lui-même. Ulysse, dans cette édition, sera publié chez Gallimard en 1937. Il faudra attendre 2004 pour que paraisse, chez Gallimard, une nouvelle traduction du roman par huit traducteurs, sous la direction de Jacques Aubert.

Si Adrienne Monnier, qui avouait ne rien comprendre à ce texte, a combattu pour qu’il existe, bien peu, du vivant de Joyce, l’ont soutenue. Selon Pierre Guglielmina, éditeur et traducteur prolifique, « ceux qui ont défendu Joyce sans aucune arrière-pensée et sans revirement, outre ses traducteurs et Valery Larbaud, ne sont même pas dix : Philippe Soupault et Ivan Goll, PauL L. Léon, Marcel Brion et Victor Llona, Samuel Beckett et Alfred Péron, Eugène Jolas et Jacques Mercanton. »

Chef-d’œuvre ou livre surfait ?

Les surréalistes étaient hostiles, la NRF aussi, et « Gide, avec l’œil de l’ennemi, a très vite jugé Ulysse, précise avec ironie Pierre Guglielmina. Contrairement aux surréalistes, il a eu le courage de parler. Pour déclarer en 1931, quatre ans avant la pièce hellénisante crétinisante de Giraudoux, que le roman de Joyce était un faux chef-d’œuvre… puisque la guerre de Troie n’avait pas eu lieu et n’aurait pas lieu. C’est une intuition touchante dans la mesure où Joyce entend bien, avec Ulysse, ruiner définitivement cette idée fausse qu’est le chef-d’œuvre et la conception platement terrestre de la littérature qui la nourrit. Ulysse est une percée et le fameux monologue tant décrié de Molly, une trouée. Ce monologue intérieur de Molly Bloom est en réalité – le point a été clairement établi par Philippe Sollers – le polylogue extérieur de James Joyce et, malgré toutes les opérations de travestissement, toutes les tentatives de ralentissement, toutes les volontés de régression, il progresse irrésistiblement parce qu’il est construit sur le modèle du cheval de Troie. Et destiné, comme lui, à faire tomber une forteresse du mensonge, réputée imprenable. »

De l’autre côté de la Manche, c’est Virginia Woolf, dans son Journal, qui juge Ulysses comme « un dévidoir d’indécences », « grossier », « le livre d’un manœuvre autodidacte » (16 août 1922). Mais elle y revient à de multiples reprises, jusqu’en septembre de la même année. Elle fait part de l’admiration de ses amis pour Joyce, reconnaît que « le génie n’y manque pas » (6 septembre) et s’interroge sur une critique particulièrement pertinente qui, « pour la première fois, analyse au plus juste [le livre] et lui donne assurément une plus grande portée que je ne lui en avais attribué » (7 septembre).

Les 110 ans du Bloomsday, en 2014 à Dublin

Bloomsday - James Joyce
Durée : 01:57

Après les nuances apportées par Virginia Woolf, après le bel essai d’Anthony Burgess sur Joyce, après l’admiration de tant d’écrivains dans le monde entier, Ulysse est-il donc enfin, pour tous, un grand livre ? Certes, beaucoup souscriraient à la phrase de Burgess – dans un essai traduit en 2008 en France au Serpent à plumes sous le titre Au sujet de James Joyce : « Je ne peux songer à aucun autre écrivain qui m’ensorcellerait au point de faire du commencement d’une charge maudite de dur labeur une sorte de rituel joyeux. » Toutefois, il reste des réfractaires, notamment en Irlande. Après Flann O’Brien, c’est Roddy Doyle (né en 1958), auteur à succès, plusieurs fois primé, qui, en 2004, alors qu’on va fêter le centenaire de la fameuse journée du 16 juin 1904 – devenue le Bloomsday, célébré chaque année –, déclare qu’Ulysses est « un livre surfait, surestimé, trop long et dépourvu d’émotion ».

N’est-ce pas sa plus belle victoire que d’être encore détesté, critiqué, considéré comme « illisible » ? « “Joyce a voulu dérégler le langage”, entend-on, écrivait Philippe Sollers dans Le Monde, le 11 juin 2004, en rendant compte de la nouvelle traduction d’Ulysse. Mais pas du tout : il a voulu au contraire le régler autrement, à la mesure d’un monde en plein dérèglement (et ça continue de plus belle). » Ce qu’il faut espérer, près de cent ans après l’édition chez Sylvia Beach ? Que le combat continue.