Dans « UEF (Unfilmevenement) » du français César Vayssié, un groupuscule imagine une action artistico-politique spectaculaire. | UFE

Deux jours après son ouverture, le 12 juillet, sous un soleil de plomb, le Festival international de cinéma FID Marseille a subitement vu son pouls s’accélérer : un coup de mistral a tout renversé sur son passage, sans faire de distinction entre les arbres en pot disposés autour de la Villa Méditerranée et les programmateurs qui se déplaçaient d’une salle à l’autre à vélo. Le grand chapiteau sous lequel se rassemblaient les festivaliers a été démonté, le feu d’artifice municipal reporté… La folie gagnait doucement les esprits quand, à 23 h 30, alors que se répandait la nouvelle de l’attentat de Nice, l’effroi a tout figé.

Le lendemain, tandis que le maire de Marseille annonçait l’annulation de toutes les festivités, les festivaliers ne paraissaient plus qu’être l’ombre d’eux-mêmes, évoluant d’une salle à l’autre les yeux pleins d’une tristesse accablée.

Privée d’horizon

Et pourtant, dans cette manifestation qui, au travers d’une programmation insolemment libre, travaille à donner une forme intelligible au monde, la parole s’en est trouvée comme galvanisée. Les œuvres semblaient tisser des liens entre elles, et entre les spectateurs, l’échange, l’écoute, la pensée partagée aidant chacun à tenir debout, ensemble, face à la violence. Dès lors, le moindre film devenait susceptible d’évoquer le chaos actuel, y compris ceux qui, comme le splendide Sarah Winchester, opéra fantôme, de Bertrand Bonello, en paraissaient les plus éloignés. Réalisé dans le cadre d’une commande de l’Opéra de Paris, le film retrace, aux confins du fantastique et de la grande Histoire, le destin tragique de l’épouse de l’inventeur de la Winchester, arme qui fit des ravages durant la guerre de Sécession, aux Etats-Unis.

Plus près de nous, un ensemble de films venus des quatre coins du monde composait le tableau d’une jeunesse livrée à elle-même, en rupture mais privée d’horizon. A l’image de ces adolescents genevois qui errent de fête en squat dans Occupy the Pool, de Seob Kim Boninsegni, ne s’inquiétant de rien sauf du stock de bière disponible, n’ayant d’autres rêves que celui de squatter la piscine de la maison voisine où le film finit par s’engloutir dans une stase muette… Une fois dans le bassin, ils y prennent racine pour ne plus en sortir, tandis que le jour succède à la nuit, et que l’un d’entre eux fait résonner a cappella un blues contemporain. Beau et glauque, comme une génération sacrifiée.

Dans Atlal, de Djamel Kerkar, les jeunes d’Oulet Allal, village algérien meurtri par le terrorisme, croupissent sans travail, abandonnés par le pouvoir politique, sans autre horizon que la fuite à l’étranger, le crime ou la mort

Comment vivre quand le monde ne veut pas de vous, quand la liberté qu’il vous propose ne peut qu’aller de pair avec l’autodestruction ? C’est la question que posent Brothers of the Night, de Patric Chiha, et Empathy, de Jeffrey Dunn Rovinelli. Les deux films offrent à leurs personnages la possibilité de se mettre en scène comme ils le rêvent, en se réinventant devant la caméra. Au fil de saynètes magnifiques, improvisées dans des décors théâtralisés de bars gay de Vienne, le premier révèle les trajectoires, les personnalités, les stratégies de survie d’une poignée de jeunes prostitués roms d’origine bulgare semblant tout droit sortis d’un fantasme de Jean Genet, de Kenneth Anger ou de Werner Schroeter. Dans le second, on suit Em, une Américaine d’une vingtaine d’années. Le récit la déleste des assignations de « travailleuse du sexe », « white trash », « queer », « junkie » qui lui collent à la peau – autant de « mots prison » qui se diluent dans le continuum mélodramatique de ce documentaire fictionnalisé, parfois un peu systématique dans ses partis pris, mais profondément touchant.

Comment vivre quand le monde vous fait miroiter des trésors mais ne vous offre que misère et humiliation ? Dans Atlal, de Djamel Kerkar, les jeunes d’Oulet Allal, village algérien meurtri par le terrorisme, croupissent sans travail, abandonnés par le pouvoir politique, sans autre horizon que la fuite à l’étranger, le crime ou la mort. Ils se retrouvent le soir autour d’un feu de camp pour parler de filles, boire des bières, fumer des joints et rapper. Lyriques et calmement enragés, forts de cet humour ravageur qui fait l’élégance des désespérés, ils inventent une langue poétique, brûlante et musicale, dont les accents rappellent le très beau Dans ma tête un rond-point, de Hassen Ferhani, présenté lui aussi au FID, en 2015.

Humour potache

Ce constat d’une jeunesse à laquelle on aurait coupé les ailes, le Français César Vayssié en fait le point de départ d’une recherche revigorante, qui vise à retrouver les conditions d’un cinéma politique. Produit à l’aide de fonds venus du spectacle vivant, UFE (unfilmévènement) travaille la question de l’engagement sur les plans tout à la fois artistique, amoureux et politique. Des artistes se débattent dans le désert d’une postmodernité devenue institutionnelle, s’en arrachent pour fonder un groupe révolutionnaire, enlèvent un présentateur télé et font l’expérience, dans la clandestinité, d’une vie nouvelle et émancipée. En chemin, le film concocte une boîte à outils de références artistico-intellectuelles, à même d’offrir une représentation pertinente aux contradictions du monde contemporain.

Comme des diables sortis de leur boîte, Claude Lévi-Strauss et le Comité Invisible, le Living Theater et Guy Debord, Robert Bresson et les Pussy Riots font irruption ici et là, comme pour casser, et relancer autrement, le cours de la fiction. Mais l’alpha et l’omega du film serait plutôt Jean-Luc Godard, mascotte brandie à tout bout de champ avec une bonne dose d’autodérision.

Entre humour potache et tirs de roquettes contre une société française « calcinée » – le drapeau tricolore et une maquette du pays prennent feu à plusieurs reprises –, cette fiction cul par-dessus tête met en tension les puissances mortifères de la société et la brèche que peut, malgré tout, y percer l’irrépressible élan de la jeunesse.

Ce faisant, elle esquisse une éthique de l’action que pourrait résumer cette réflexion, livrée au cours d’un déjeuner du FID par Hong Sang-soo, le grand moraliste coréen auquel on rendait hommage cette année : « La durée n’existe pas. Seul le moment compte. Il faut s’entraîner tous les jours à vivre selon ce principe. La mort alors peut venir quand elle veut, vous n’aurez pas peur. »