La pleine lune a éclairé la Méditerranée toute la nuit. À l’ouest de Tripoli, mardi 19 juillet, les opérations vont bon train. Sept canots de migrants ont été pris en charge depuis l’aube. A l’Est, où patrouille l’Aquarius, les flots sont calmes. « Nous ne sommes pas là pour faire du chiffre, mais pour qu’un maximum de zones de départs soient couvertes, observe, philosophe, le capitaine du bateau affrété par SOS Méditerranée. Mais il est important que nous restions ici car nous y sommes les seuls. De l’autre côté de Tripoli, les navires des ONG sont nombreux », observe-t-il, des jumelles sur les yeux.

Et puis, ce mardi 19 juillet, les sauveteurs de l’Aquarius se sont réveillés les muscles endoloris par le sauvetage et les transferts de la veille. La journée de lundi a mis l’équipe à rude épreuve, avec un sauvetage difficile et deux transferts depuis ou vers d’autres navires. Le tout doublé d’une fausse alerte : celle de la présence d’un bateau en bois qui aurait pu contenir 500 personnes. L’angoisse a été maximale pour les sauveteurs qui savent que ce type d’embarcation d’une part est difficile à évacuer, et d’autre part que des cadavres y croupissent bien souvent dans les cales.

Lundi 18 juillet, à 7 h 30, un canot est repéré par l'Aquarius, avec 136 personnes à bord. | Maryline Baumard

Sur l’Aquarius, mardi, les esprits restent marqués par l’état, à leur arrivée, des 136 migrants du sauvetage, et surtout des 27 femmes et 6 enfants de moins de 5 ans du canot repéré tôt le matin et pris en charge entre 7 h 30 et 9 h 15. L’une d’entre elle, semi-inconsciente, a dû être rapidement examinée par la médecin de Médecins sans frontières (MSF), Erna Rijinierse. « Son état s’est rapidement amélioré après qu’elle a été extraite du canot, notait la doctoresse quelques heures après l’opération. Mais elle avait respiré tellement de vapeurs d’essence que, comme nombre d’entre elles, elle a toute la journée souffert d’une forte migraine. »

« Etat de panique avancé »

Quand Bertrand Thiébault l’a aperçue dans le canot pneumatique, il l’a d’abord crue morte. Ses compagnons d’infortune ont bravé le manque de place pour l’allonger sur le rebord du pneumatique afin que les secouristes puissent l’extraire rapidement. « J’ai pris son pouls, il battait. J’ai cherché sa respiration… et on l’a rapidement transférée sur l’Aquarius », rappelle le sauveteur de SOS Méditerranée.

Monté sur le bateau de secours n° 1, c’est lui qui a hissé un à un à bord les 135 migrants en difficulté. Comme la langue majoritaire sur l’embarcation était le français, c’est aussi lui qui a délivré les ordres pour éviter les mouvements de foule et le déséquilibre du pneumatique. Lorsque son bateau assurait les allers-retours vers l’Aquarius, Albert Mayordomo, son alter ego sur le second bateau de secours prenait le relais. « Ça n’a pas été simple avec ce canot. Bien que les migrants n’aient passé que huit heures en mer, qu’ils aient eu assez d’eau, ils étaient dans un état de panique avancé à notre arrivée », observe le coordinateur adjoint du sauvetage sur le bateau de SOS Méditerranée.

Les yeux des 136 migrants racontent un voyage au bout de la nuit. | Maryline Baumard

Dès l’approche du canot pneumatique, sur un des bateaux de sauvetage de l’Aquarius, Le Monde a pu mesurer l’extrême agitation et l’angoisse absolue qui y régnait. Ambiance sonore saturée, odeur entêtante d’essence, traînées de vomi partout sur les rebords et dans ce canot rempli de 20 cm d’eau de mer… Les yeux des passagers racontaient une histoire sans parole, tragique, au point que personne ne semblait vraiment croire au sauvetage en cours, ni que ce moment d’horreur allait prendre fin. « J’ai accompagné un jeune homme qui délirait complètement. Il se croyait en train de marcher dans le désert. Il ne savait pas vraiment s’il était mort ou vivant », se souvient Bertrand Thiébault. Plus tard, au milieu du sauvetage, un autre est tombé à la mer.

« Intoxiquées par la respiration de solvants »

Dans la clinique des femmes, Angelina Perri, la sage-femme italienne de MSF qui gère le lieu, ne sait par qui commencer. « Je craignais que ces femmes ne soient très gravement brûlées », observe-t-elle. En fait, leur sauvetage rapide leur a évité cette conséquence. « En revanche, toutes étaient assez intoxiquées par la respiration des solvants. De quoi créer hallucinations, migraines et vomissements. » En plus de cet empoisonnement, une très large majorité des 136 passagers a aussi souffert du mal de mer. Au fil de la nuit, le vomi s’est progressivement mêlé au carburant massivement renversé et à l’eau de mer qui entrait dans le bateau dès qu’une vague était plus forte que les précédentes. Et elles étaient nombreuses en cette période d’après tempête.

Pendant que les hommes écopaient, les femmes disent avoir beaucoup prié et hurlé. « Jamais je n’aurais cru que mes enfants descendraient vivants de ce canot. Cela restera pour longtemps un très grand traumatisme », insiste Merline, une jeune Camerounaise embarquée avec son époux et leurs deux enfants âgés de 9 et 1 an. Son aînée, Cindy, n’a pas dit un mot de toutes les heures passées lundi sur l’Aquarius. « On nous avait dit que c’était dur, cette traversée, mais il faut vraiment l’avoir vécu pour mesurer », insiste-t-elle, avant d’expliquer qu’il y a aussi eu les épisodes d’avant la Méditerranée.

Aker a fui le Cameroun avec sa famille, rejeté pour avoir épousé une femme d'une éthnie différente de la sienne. | Maryline Baumard

« Des morts à peine enterrés, comme des animaux »

« Notre histoire est simple, explique Aker, son époux, épuisé lui aussi. Nous avons dû quitter le Cameroun car j’ai épousé une femme qui n’est pas de mon ethnie, et ma famille ne me le pardonne toujours pas, même si notre aînée a déjà 9 ans. Alors, j’ai mis 3 500 euros de côté et nous sommes partis il y a huit mois. Dès que nous sommes entrés en Libye, je me suis mis en lien avec un passeur qui nous a pris en charge », poursuit Aker, qui travaillait comme pâtissier, et espère bien pouvoir reprendre un jour son métier.

Le passeur a installé la famille dans une grande maison pas vraiment terminée en banlieue de Tripoli, au milieu de 200 autres migrants qui voulaient eux aussi passer en Europe. Les 800 euros payés pour lui, les 900 pour sa femme devaient couvrir le logement, la nourriture et la traversée de la Méditerranée pour toute la famille. « Mais nous avons été sous-nourris durant tout notre séjour. Le matin, on nous apportait un pain qui devait durer la journée pour toute la famille, et un peu d’eau. Et c’est tout. Mon épouse prémâchait la nourriture pour notre fils d’un an qui était trop petit pour manger du pain. Il n’a jamais eu de lait. Et même si j’avais voulu acheter quelque chose, avec l’argent que j’ai, je n’aurais pas pu, car nous ne sommes pas considérés comme des humains dans ce pays », se souvient le père de famille. « J’ai vu des gens mourir qu’on a à peine enterrés ; comme on l’aurait fait pour des animaux », se désole-t-il, scandalisé encore à cette idée.

Chose étrange qu’il n’a pas lui-même comprise, ce sont les passeurs qui ont négocié la sortie de prison de tous les gens incarcérés suite à l’arraisonnement de leur canot par les garde-côtes libyens il y a deux mois. C’était leur première tentative sur la Méditerranée et cette fois-là, ils n’avaient pas eu le temps d’avoir peur.

« Rien ne sera jamais pire que ce qu’on a pu vivre au Nigeria »

Dans le refuge des femmes d’Angelina Perri, Victoria s’est fait une place juste en face de Merline. Ses mains menues qui ressemblent à celles de petite fille palpent sans arrêt le tissu de sa combinaison de toile. Dans son sac de première urgence, donné par MSF, elle a rangé ses vêtements personnels trempés. Ses gestes sont lents, comme si elle voulait arrêter le temps, ou même revenir en arrière.

Victoria, Nigériane de 17 ans. | Maryline Baumard

Victoria est Nigériane. Elle n’était pas sur le canot, mais est arrivée sur l’Aquarius après avoir été recueillie sur un navire de guerre militaire italien tôt lundi matin. Son mari est aussi sur le pont, quelque part. En dépit de sa présence, Victoria se sent seule au monde. « J’ai fui avec lui après que Boko Haram a attaqué le lieu où nous vivions avec toute ma famille. Je ne sais pas si ma mère, mes frères et sœurs sont morts ou vivants. Eux ne savent pas que je suis aussi loin. Mais, Dieu soit loué, nous allons arriver en Europe. Et l’Europe est une terre chrétienne. On ne nous agressera plus pour notre religion », observe la jeune fille en joignant ses mains. En Libye, où ils sont restés quelques mois, son mari a travaillé dans le bâtiment, son métier. Elle est restée à la maison car « rien n’est sécurisé nulle part et tout le monde est armé partout, jusqu’aux enfants ».

Aujourd’hui, Victoria espère obtenir l’asile en Europe. « Je ne sais pas trop à quoi m’attendre en Europe. J’ai une seule certitude : rien ne sera jamais pire que ce qu’on a pu vivre au Nigeria. » Merline, aurait pu prononcer quasiment la même phrase, en remplaçant le Nigeria par la Libye.