Les 17 « revus » (pour révolutionnaires), jeunes opposants au régime de José Eduardo dos Santos, incarcérés depuis juin 2015 et condamnés à de lourdes peines, sont en « liberté conditionnelle » depuis le 29 juin 2016. Les militants du Mouvement révolutionnaire pour l’Angola (opposition) avaient été condamnés fin mars à des peines de deux à huit ans de prison pour « tentative de rébellion » et « complot contre le président » José Eduardo Dos Santos, au pouvoir depuis 1979.

Leur procès, débuté le 16 novembre 2015 et qui était censé durer trois jours, a révélé une justice angolaise aux ordres du régime et ne reculant devant aucune absurdité. A commencer par le motif de l’arrestation : les jeunes gens étaient poursuivis pour avoir été pris, le 20 juin 2015, « en flagrant délit de lecture d’un livre », ont ironisé leurs avocats. Réunis dans une maison du quartier Vila Alice à Luanda, ils dissertaient sur le dernier ouvrage de Domingos da Cruz, Outils pour détruire un dictateur et éviter une nouvelle dictature, philosophie politique de libération de l’Angola, un ouvrage inspiré des écrits de l’universitaire et pacifiste américain Gene Sharp, théoricien mondialement connu de la non-violence et de la résistance civile. Les « conspirateurs » ont été immédiatement incarcérés. Cinq jours plus tard, ils étaient officiellement inculpés de « tentative de coup d’Etat ». Enfin, ils furent officiellement accusés de fomenter des « actes conduisant à la rébellion, au désordre public et à l’agression sur le président de la République ».

Le Monde Afrique a pu rencontrer trois d’entre eux : le rappeur Luaty Beirao, Domingos da Cruz, le théoricien du groupe, et le journaliste Sedrick de Carvalho, qui avait menacé lors du procès de se donner la mort s’il n’était pas libéré. Entretien croisé.

La presse au service du régime affirme que la décision de libérer les « revus » prouve qu’en Angola il y a une réelle séparation des pouvoirs politique et judiciaire. Est-ce votre avis ?

Luaty Beirao (L. B.) Celui qui s’intéresse à la réalité angolaise et croit encore en ces pseudo-analystes dont la tâche est de défendre l’indéfendable en utilisant une rhétorique circulaire a choisi de se bander les yeux. S’il y a quelque chose que notre procès a prouvé c’est que, non seulement il n’y a pas de séparation des pouvoirs en Angola, mais encore la promiscuité entre eux est honteuse au point d’être pornographique. Les magistrats ne sont que de simples exécutants d’un ordre qui vient d’en haut. La différence est que, cette fois, l’ordre était de se conformer à l’esprit des lois…

Domingos da Cruz (D. da C.) Il est clair que le processus est purement politique. Il ne s’agit que d’une stratégie pour tenter de contrer la crise de légitimité que le régime et son chef traversent actuellement. Notre libération est le résultat de la pression exercée par l’opinion publique, nationale et internationale. Face à celles-ci, le tyran a été contraint de nous accorder cette liberté partielle. Cela n’a rien à voir avec une décision de justice. La décision du tribunal est de pure forme.

Sedrick de Carvalho (S. de C.) Je ne prête aucune attention aux ruminations de la presse aux ordres. Il n’y a aucune séparation des pouvoirs dans ce pays. José Eduardo dos Santos a créé une nouvelle catégorie politique – la politique des porcs, où tout le monde patauge dans la boue. Dos Santos contrôle tout en Angola. C’est lui qui a ordonné de nous faire sortir parce qu’il a dû céder à la pression internationale. Mais celle-ci doit se poursuivre, parce que toutes les accusations contre nous doivent tomber.

Avez-vous été incarcérés dans plusieurs lieux de détention et dans quelles conditions ?

(L. B.) Impossible de donner une réponse univoque. Le manque d’eau, son stockage précaire et sa qualité au-delà du discutable sont un problème réel et souvent mortel. La nourriture, ce n’était pas la fin du monde. Quant à la vie en prison, il y a des gens pauvres, des gens très pauvres, des gens aimables et de très bonnes personnes, à la fois chez les gardiens et parmi la population carcérale. Je trouverais injuste de me concentrer uniquement sur le négatif sans parler des choses qui m’ont surpris en bien. J’ai senti souvent de la sympathie, concrétisée par un simple regard d’impuissance de la part des gardiens, qui ne pouvaient rien faire d’autre pour nous aider, de crainte de perdre leur moyen de subsistance.

(D. da C.) Ces derniers mois, nous mangions du riz et des boîtes de conserve tous les jours. L’eau était répugnante, elle puait et sa couleur variait entre le gris et le marron. Même si, pour ma part, je n’ai pas subi de violences, il faut savoir que les gardiens s’en prennent constamment aux détenus. Mais je dois dire que beaucoup de gardiens étaient favorables à notre lutte. Ils étaient bien sûr obligés d’être discrets.

(S. de C.) J’avais déjà écrit sur les prisons, mais j’étais en dessous de la vérité. Il s’y passe des choses innommables. A l’hôpital de la prison de Sao Paulo, par exemple, il est courant qu’une ou deux personnes meurent par semaine. C’est terrifiant.

On savait aussi qu’on y manque de nourriture, mais je tenais pour une fable que certains détenus devaient se prostituer pour manger, ce que j’ai constaté.

L’eau est sale, boueuse, c’est la même pour boire et se laver. J’ai pu disposer d’un jerrycan de cinq litres par jour, uniquement parce que j’avais le statut de prisonnier politique. Quant aux abus dont sont victimes les détenus, ils sont la norme. La torture est une pratique permanente des gardiens de prison. Il y a des bâtons en bois où les prisonniers sont attachés, battus, et ils doivent ensuite passer la nuit entravés. C’est de la barbarie. Les détenus, dans l’ensemble, sont pourtant calmes, pacifiques. Les seuls incidents entre eux sont dus au manque de nourriture ou de médicaments.

Vous êtes-vous senti en danger de mort ?

(L. B.) J’ai compris très vite que mes craintes étaient sans fondement, j’ai été traité avec beaucoup de respect et de déférence. Mais par trois fois j’ai senti la mort de près : quand j’étais très déshydraté, avant d’être transféré de l’hôpital de Calomboloca à la prison de Sao Paulo à Luanda et le jour de mon transfert à la clinique Girassol, pendant ma grève de la faim. La dernière fois, c’était dans la prison-hôpital de Sao Paulo, quand j’ai refusé le traitement contre le paludisme pour obliger les autorités à me renvoyer à la prison de Viana. J’étais tellement à bout de force. Je sentais que si je m’endormais, je ne me réveillerai plus jamais. Je me suis forcé à ne pas sombrer dans le sommeil.

(S. de C.) La prison est un champ de bataille où l’on est en permanence sous le feu de l’ennemi. Lors de la dernière alerte, 30 agents sont entrés dans le local où je me trouvais avec Domingos da Cruz et Osvaldo Caholo. Il était environ 22 heures, ils étaient bardés de grenades, équipés de matraques, de boucliers à choc électrique et bien sûr d’armes à feu. Je pensais que Dos Santos avait ordonné notre mort. En fait, ils étaient venus pour tout saccager, mais ces soudards semblaient attendre que nous réagissions, histoire d’avoir un prétexte pour nous tuer.

(D. da C.) Une seule fois, au moment de l’arrestation à la frontière entre l’Angola et la Namibie. J’étais persuadé que je resterais sur place.

Comment avez-vous appris que vous alliez être libéré ?

(L. B.) J’étais assis dans mon lit à lire et je me souviens d’avoir pris la nouvelle avec une étrange indifférence, bien que cela impliquât que je rentrerai à la maison, parmi les miens et que j’allais revoir ma fille. J’ai continué à lire et je ne me souviens pas d’avoir ressenti la moindre euphorie. Cette indifférence est perceptible quand je regarde les vidéos de notre sortie de prison.

(D. da C.) Par Facebook. Un copain a vu sur sa page l’annonce de notre libération. J’ai tout de suite pu joindre l’un de nos avocats, Michel Francisco, qui m’a confirmé la nouvelle. Au début, j’avais du mal à y croire.

(S. de C.) Je ne veux pas répondre à cette question pour des raisons de sécurité personnelle. Quand j’ai réalisé qu’il s’agissait de liberté conditionnelle j’ai pensé : Zedu [surnom de José dos Santos] continue à jouer avec nos vies et essaie de nous empêcher d’exiger notre libération totale. Je ne pouvais pas être pleinement heureux, surtout que je me doutais que Nito Alves et Francisco Mapanda « Dago » continueraient à purger leur peine. La prison met à l’épreuve nos convictions. Elle a servi à les renforcer et à nous convaincre que ce que nous faisons est la bonne façon de mettre fin à la dictature dans le pays.

Pensez-vous que votre affaire pourrait conduire à un éclatement du parti au pouvoir, le MPLA ?

(L. B.) Je ne suis pas si ambitieux. Je pense que cette rupture aurait dû se produire il y a longtemps. Si elle devait se produire et si nous, en quelque sorte, avons joué un rôle dans ce cirque, tant mieux, mais nous ne sommes pas là pour nourrir des ego, encore moins le mien. Je veux jouer mon rôle dans la lutte contre le déni des valeurs démocratiques et proposer des solutions à tous ceux qui ont soif de changement. A ce stade, il est essentiel d’ôter toute crédibilité à ce régime sanguinaire et à des institutions au service des intérêts d’une élite, résumée à une poignée de familles.

(S. de C.) Seuls, nous ne pouvons pas faire grand-chose. Nous avons besoin d’être plus nombreux pour contester en permanence, pour exiger la liberté et la responsabilité, et cela passe par l’élimination de cette bande de délinquants.

(D. da C.) Je ne le crois pas, compte tenu des structures hégémoniques mises en place par le régime. Mais elle peut conduire à des soulèvements populaires qui pourraient changer le cours de l’Histoire.

Vous attendez-vous à des changements au sommet ?

(L. B.) Il y a plusieurs scénarios possibles, et ceux qu’on ne prévoit pas. En général, ce sont ces derniers qui se produisent… Nous luttons avec l’espérance que le pire ne va pas l’emporter. Mais l’obstination de ceux qui se cramponnent au pouvoir de façon irresponsable risque d’entraîner une tragédie et, à terme, le remplacement d’une dictature par une autre. Il y a hélas peu d’exemples de coups d’Etat qui engendrent des démocraties stables. Ça ne nous empêche pas de rêver une solution civilisée, sans morts et sans souffrance. Il existe de nombreuses façons de contester et, dans ce pays, il est très facile de donner des impulsions, même avec des gestes dérisoires. Il suffit de voir comment un simple tee-shirt blanc dérange et peut faire les manchettes des journaux ! Il y a mille façons de continuer à promouvoir des valeurs et des principes civiques qui devraient guider toute démocratie digne de ce nom, même si cela signifie prendre des risques. Nous sommes déjà sous la pluie, inutile de se soucier de l’intensité des précipitations…

(S. de C.) Le MPLA n’a pas besoin de nous pour changer. La confiscation de la richesse nationale au profit des enfants du président est plus que suffisant pour provoquer une rupture interne. Si cela ne se produit pas, c’est parce que le parti compte à son plus haut niveau des criminels nés qui ne pensent qu’à accaparer des terres, des maisons, des voitures et d’autres biens. Tant qu’ils pourront se servir, ils obéiront à José Eduardo dos Santos. Si quelque chose doit changer au MPLA, ce peut être pour le pire. Le MPLA tend de plus en plus à renforcer sa veine répressive et il y aura bientôt un changement de direction. Mais il semble que les successeurs du président actuel seront plus sanguinaires encore dans leur empressement de maintenir le statu quo. David Rousset, cité par Hannah Arendt dans Les Origines du totalitarisme, a déclaré que seuls les « hommes normaux ne savent pas que tout est possible ».

(D. da C.) Compte tenu des structures hégémoniques mises en place par le régime, je ne crois pas à un changement. Mais cette situation peut conduire à des soulèvements populaires qui pourraient changer le cours de l’Histoire. Cela s’est produit au Burkina Faso et en Tunisie, alors pourquoi pas ici ?

En cas de changement, quel sort réserver aux dirigeants actuels ?

(L. B.) Je pense qu’il faut créer une commission vérité et réconciliation. Nous devons briser le cycle de la persécution et de la vengeance et aboutir au pardon. Sous certaines conditions, évidemment.

(S. de C.) Je suis arrivé à la conclusion qu’il ne me revient pas de définir le sort de ces personnes. Il appartiendra au peuple de décider quoi faire, par le biais d’un référendum – quelque chose qui n’a jamais eu lieu dans ce pays. Le choix serait entre la responsabilité pénale ou une complète réhabilitation.

(D. da C.) Le sort des dirigeants actuels est une question complexe. Tellement complexe que de sa solution dépendra le succès ou l’échec de l’avenir. Je pense que c’est à la société dans son ensemble d’en décider, par référendum par exemple, avec cette simple question : « Faut-il les juger ou leur pardonner ? »