Bernard Cazeneuve et François Hollande respectent une minute de silence dans la cour du ministère de l'Intérieur après l'attentat du 14-Juillet à Nice. A Paris, lundi 18 juillet. | JEAN-CLAUDE COUTAUSSE/FRENCH-POLITICS POUR "LE MONDE"

La douleur, la colère et la peur sont-elles bonnes conseillères ? Après l’attentat de Nice, alors que la France est à nouveau meurtrie sur son territoire, il est tentant de laisser aller ses pensées à des raccourcis un peu simplistes et à des injonctions légèrement péremptoires adressées aux reponsables politiques. Pourtant, la réalité est souvent bien plus complexe. Nous avons détaillé ici quelques phrases cliché, et les arguments qui font que ce n’est pas si simple.

Comment cet article fonctionne

Chaque carte porte à son recto une affirmation volontairement un peu simpliste que chacun a pu entendre, penser ou prononcer au lendemain des attentats.

Cliquez sur le bouton bleu-vert ou faites glisser la carte pour la retourner et comprendre pourquoi l'affirmation n'est pas si simple à mettre en place qu'on ne pourrait le penser.

Les différentes cartes apparaîtront au fur et à mesure. Mais si vous le souhaitez, vous pouvez toutes les afficher en .

« Pour éviter l'attentat de Nice, il aurait suffi que la justice fasse son travail. Le terroriste Mohamed Bouhlel avait été condamné en mars 2016 pour violences après avoir frappé un automobiliste avec une planche de palette en bois. Pourquoi n'était-il pas derrière les barreaux ? »

Pourquoi ce n'est pas si simple

Les faits de violence reprochés à Mohamed Bouhlel relevaient du délit. Sa peine pouvait aller jusqu'à 150 000 euros d'amende et dix ans de prison, mais pour être aussi lourde, il aurait fallu des circonstances aggravantes. Il a donc été condamné à six mois avec sursis.

« C'est du laxisme judiciaire ! »

Pourquoi ce n'est pas si simple

N'ayant pas tous les détails de l'affaire, il est difficile d'évaluer la sévérité des juges.

Néanmoins, comme Mohamed Bouhlel, près de la moitié des personnes condamnées pour atteintes à la personne sont condamnées à une peine avec sursis. Cette décision judiciaire n'a donc a priori rien d'inhabituel.

« Il faut changer ça ! »

Pourquoi ce n'est pas si simple

Il est toujours possible de durcir la loi pour limiter le recours aux peines non carcérales, comme le sursis ou l'amende.

Mais cela ferait bondir le nombre de détenus dans les prisons françaises, qui bat déjà tous les records - et impliquerait de construire et d'entretenir un grand nombre d'établissements pénitentiaires supplémentaires, avec un coût non négligeable.

En outre, tout le monde n'est pas d'accord pour dire que la prison est la solution à tous les problèmes : dans certains cas, elle peut accentuer la dérive violente ou radicaler les détenus. S'il avait fait de la prison ferme, qui vous dit que Mohamed Bouhlel n'aurait pas commis un attentat en en sortant ?

« Mais il était étranger ! Nous devons nous montrer plus sévère avec les gens que nous accueillons chez nous avec des peines plus lourdes. »

Pourquoi ce n'est pas si simple

La justice ne peut pas être à deux vitesses. Prévoir des sanctions différentes pour différentes catégories de personnes est contraire au principe d'égalité devant la loi, protégé depuis des décennies par le Conseil constitutionnel.

Aller à l'encontre de ce principe en discriminant les justiciables selon leur nationalité supposerait de changer des principes fondamentaux de notre droit pour autoriser la préférence nationale (ou plutôt la discrimination nationale).

« Si on ne peut pas les condamner plus lourdement, on peut au moins expulser les étrangers criminels, non ? »

Pourquoi ce n'est pas si simple

Cela fait partie des prérogatives d'un Etat de décider qui peut entrer ou rester sur son territoire. Il existe d'ailleurs dans le droit français une disposition appelée « double peine », qui permet à la justice d'assortir une condamnation d'une interdiction du territoire français dans certaines situations.

Ces situations évoluent au fil des réformes (Nicolas Sarkozy les a par exemple limitées en 2003), mais toujours est-il que dans l'état actuel du droit, Mohamed Bouhlel ne rentrait pas dans les critères, car il avait des enfants français, était marié depuis plus de trois ans avec une Française (même s'il était en instance de divorce).

Pour expulser tous les étrangers condamnés, il faudrait donc changer la loi pour généraliser la « double peine », comme le proposent une partie de la droite et de l'extrême droite – ce que dénoncent certains juristes et organisations de défense des droits de l'homme.

« D'ailleurs, il ne faut pas se limiter à ceux qui sont condamnés. Le risque terroriste est trop important. Nous devons expulser tous les étrangers de France ! »

Pourquoi ce n'est pas si simple

Tout d'abord, il ne faut pas oublier qu'une bonne partie des terroristes des deux dernières années étaient de nationalité française, et non étrangère. Il n'aurait donc pas été possible de les expulser, sauf à les cibler selon la nationalité de leurs (grands-)parents.

Ensuite, expulser tous les étrangers, c'est expulser plus de 4 millions de personnes, soit 6 % de la population.

Une telle décision, contraire à de nombreux engagements internationaux, entraînerait probablement des mesures de rétorsion de la part des pays dont nous expulserions les ressortissants, qui interdiraient en retour aux Français de s'expatrier chez eux pour travailler ou étudier. Elle nécessiterait probablement pour la France de sortir de l'Union européenne, qui fixe des règles communes en la matière (et dont sont issus un tiers des étrangers vivant en France).

« Ce qu'il faut, c'est expulser tous les musulmans de France. »

Pourquoi ce n'est pas si simple

Il y aurait en France entre 2 et 5 millions de musulmans, dont la plupart sont de nationalité française, parfois depuis plusieurs générations. Outre les gros problèmes juridiques et moraux que soulèverait une telle décision (contraire à la laïcité et aux droits de l'homme), elle pourrait se heurter à deux obstacles plus pratiques :

  1. Où les expulser ? Quel pays accepterait de recevoir autant de personnes d'un coup sur son territoire ?
  2. Comment définir qui est musulman ? En fonction de la culture, de l'assiduité de la prière ?
  3. Au-delà de ça, rien n'empêcherait des musulmans installés dans d'autres pays de l'espace Schengen de venir en France.

Enfin, la France peut-elle vraiment prendre la décision d'expulser des millions de personnes, hostiles dans leur immense majorité aux thèses djihadistes et au terrorisme, au nom des quelques milliers de radicalisés que les services de renseignement ont identifiés ?

« Dans ces cas-là, pourquoi les musulmans ne manifestent-ils pas plus clairement leur distance par rapport au terrorisme ? » 

Pourquoi ce n'est pas si simple

Les condamnations existent, mais les messages, rarement adressés aux médias, sont rarement repérés, faute de figures publiques connues (l'islam n'a pas de chef spirituel unique comme le pape pour les catholiques). Cela n'empêche pas celles-ci d'exister, que ce soit au niveau individuel ou collectif.

Il ne faut pas non plus oublier que plusieurs musulmans font partie des victimes. « Une dizaine de familles musulmanes en deuil », selon le recteur de la mosquée Al Forqane à Nice, Boubekeur Bekri.

De façon plus générale, les musulmans sont – de loin – les premières victimes des actions terroristes de l'organisation Etat islamique – en particulier les chiites.

« Interdisons donc les courants radicaux de l'islam, comme le salafisme ! »

Pourquoi ce n'est pas si simple

Il serait possible, comme le propose Nathalie Kosciusko-Morizet, de classer le salafisme parmi les dérives sectaires pour faciliter la lutte contre les mosquées et les prêcheurs qui lui sont liés (alors qu'aujourd'hui, les mosquées sont fermées et les prêcheurs expulsés seulement pour des discours précis).

Il faudrt pour cela prouver que ce courant rigoriste de l'islam est un « dévoiement de la liberté de pensée, d'opinion ou de religion qui porte atteinte à l'ordre public, aux lois ou aux règlements, aux droits fondamentaux, à la sécurité ou à l'intégrité des personnes », qui a pour but de « créer, de maintenir ou d'exploiter chez une personne un état de sujétion psychologique ou physique ».

Le problème, c'est que tous les salafistes ne prônent pas la violence et le terrorisme. La plupart sont quiétistes, une branche pacifiste qui ne cherche pas à changer la loi (même s'ils n'en reconnaissent pas la légitimité), par opposition aux takfiristes, qui prônent la violence radicale. Interdire le salafisme tout court fait donc courir le risque de pénaliser des pratiques religieuses très éloignées du terrorisme.

Lire : Pourquoi il ne faut pas confondre le salafisme et le takfirisme

« Il y a bien des individus dont les services de renseignement répèrent la radicalisation islamiste. Ceux qui ont une fiche « S ». Pourquoi les autorités se refusent-elles à les enfermer, ou au moins les assigner à résidence ou leur faire porter un bracelet électronique ? »

Pourquoi ce n'est pas si simple

Beaucoup, à droite et à l'extrême droite, estiment que l'urgence de la situation justifie de mettre hors d'état de nuire tous les individus disposant d'une « fiche S », c'est-à-dire dans le giron des services de renseignement pour potentielle radicalisation. Si Mohamed Bouhlel n'était pas fiché « S », nombre des terroristes ayant récemment frappé la France l'étaient.

Mais attention : on n'a de cesse de le répéter, la fiche « S » est un outil à usage interne pour les services de renseignement, et n'est pas forcément étayée par des preuves solides. « Si on crée une fiche « S », c'est qu'on n'a rien sur un individu et que l'on veut savoir si cela vaut le coup de lever le doute et de mettre des moyens opérationnels très lourds », a ainsi expliqué en 2015 Bernard Squarcini, l'ancien patron de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI).

Un simple signalement par un tiers de votre radicalisation par l'intermédiaire du numéro vert « Stop Djihadisme » peut entraîner votre fichage S.

Le chercheur Romain Caillet, spécialiste de l'islamisme, est un autre bon exemple : on a appris récemment qu'il était concerné par une fiche « S » à cause de ses relations avec des personnes de la mouvance djihadiste. S'il a reconnu avoir eu un temps des idées djihadistes, il assure aujourd'hui qu'elles font partie du passé, et que ses anciens contacts lui fournissent des sources pour travailler.

Comme lui, doit-on enfermer par précaution plus de 10 000 personnes, alors que seulement quelques dizaines ou quelques centaines sont peut-être réellement dangereuses ? Que fera-t-on d'eux dans deux, trois ou quatre ans, si nous ne trouvons aucune preuve contre eux ? A-t-on envie de les garder indéfiniment dans un « Guantanamo » français ?

Ne pas enfermer les fichés « S » ne signifie pas non plus qu'on les laissera indéfiniment dans la nature. Quand les services de renseignement ont suffisamment d'informations sur des suspects, elles peuvent les transmettre à la police et à la justice pour les arrêter et les juger (et les différentes réformes votées ces dernières années ont facilité cette judiciarisation). Révéler à tous les fichés « S » qu'ils sont surveillés en prenant des mesures préventives contre eux pourrait, à l'inverse, empêcher les autorités de récolter des éléments de preuve contre eux le cas échéant.

« Pourquoi ne ferme-t-on pas tout simplement les frontières pour éviter que des djihadistes partis en Syrie ne reviennent et pour bloquer les possibles terroristes cachés dans le flux des migrants ? »

Pourquoi ce n'est pas si simple

Il est vrai que plusieurs des terroristes ayant frappé la France ces deux dernières années ont pu revenir sans problème en Europe depuis la Syrie.

Dans les faits, la fermeture complète des frontières n'est pas possible pour les Etats membres de l'Union européenne, du fait de l'espace Schengen. On peut seulement rétablir ponctuellement un contrôle aux frontières, comme ce fut le cas en France juste après les attentats du 13 novembre à Paris, ou entre les pays touchés par la crise migratoire (Allemagne, Autriche, Danemark, Suède et Norvège). Mais rien n'autorise à retenir quelqu'un s'il n'est pas dans les fichiers.

En outre, aucune frontière n'est infranchissable, même au niveau européen, on le voit chaque jour avec les arrivées de migrants, par mer ou terre.

« Pour limiter le risque d'attentat, il suffit de mettre plus de militaires et de protection policière partout, tout le temps »

Pourquoi ce n'est pas si simple

Une polémique oppose depuis l'attentat de Nice la municipalité, le gouvernement et la presse. Quoiqu'il en soit, on peut toujours juger qu'il aurait fallu positionner davantage de force de l'ordre pour sécuriser la promenade des Anglais.

Toutefois, la France ne dispose pas d'un nombre illimité de personnels policiers, de gendarmerie ou militaires : même s'ils ont augmenté ces derniers temps, ils se sont vu confier des missions de surveillance et de protection toujours plus nombreuses.

En outre, la présence de policiers armés de pistolets n'est pas une garantie de sécurité. Les locaux de Charlie Hebdo étaient gardés, mais les assaillants ont éliminé les policiers présents. On peut aussi s'interroger sur ce qu'auraient pu faire davantage de policiers face au camion-bélier de l'attentat de Nice, un 19 tonnes lancé à pleine vitesse.

« Si les citoyens avaient le droit de porter une arme, ils pourraient se défendre lors des attaques de terroristes »

Pourquoi ce n'est pas si simple

L'exemple des Etats-Unis montre qu'un nombre important d'armes en circulation engendre finalement beaucoup plus de meurtres. La tuerie survenue en juin dans une boîte de nuit gay à Orlando (Floride), dans un pays où le port d'arme est largement plus répandu, vient quelque peu obérer cet argument.

Même armé, il faut être entraîné et aguerri aux situations de crise pour éventuellement permettre d'arrêter un terroriste, et éviter de causer des dégâts collatéraux.

Dans le cas de Nice, où le terroriste a utilisé un camion, des citoyens armés auraient-ils réellement pu arrêter le terroriste ?

Si l'on s'en tient au droit français actuel, la légitime défense doit répondre à trois critères : être nécessaire, simultanée et proportionnelle à l'agression. Outre le port d'arme, il faudrait donc modifier la loi pour permettre à tout un chacun d'utiliser une arme sans que ces critères soient forcément réunis.

« Il faut rétablir la peine de mort pour montrer l'exemple avec Salah Abdeslam. »

Pourquoi ce n'est pas si simple

Le FN y est favorable, comme le seraient à peu près la moitié des Français.

Le problème, c'est qu'un rétablissement de la peine serait juridiquement très difficile, car la France a signé des engagements internationaux pour s'abstenir de la pratiquer. Une telle décision supposerait de dénoncer ces engagements, mais surtout de sortir de l'Union européenne et du Conseil de l'Europe, qui interdisent cette pratique.

En outre, on peut s'interroger sur la réelle influence d'une telle décision sur les terroristes, qui ont de toute façon souvent dans l'idée de se tuer pour accéder au paradis. La prison à perpétuité incompressible récemment instaurée pour les crimes terroristes est peut-être aussi dissuasive, voire plus.

« Pourquoi n'envoie-t-on pas une bombe nucléaire en Syrie pour éradiquer définitivement l'Etat islamique ? »

Pourquoi ce n'est pas si simple

Il ne faut pas oublier que l'organisation Etat islamique (EI), une armée de quelques dizaines de milliers de combattants, évolue au milieu de centaines de milliers de civils syriens et irakiens, qui n'approuvent pas forcément ses thèses. C'est d'ailleurs ce problème qui empêche pour l'instant la chute du fief syrien de l'organisation, Rakka : la coalition internationale craint de faire trop de victimes collatérales en frappant les lieux de pouvoir de l'EI, disséminés au sein de bâtiments civils.

Même, couper de la sorte la tête de l'EI ne règlerait certainement pas le problème du djihadisme dans le monde. D'autres organisations terroristes pourraient prospérer sur ses cendres et prendre le relai, se nourrissant du ressentiment à l'égard de l'Occident. Il ne faut pas oublier que l'EI est lui-même largement né en réaction à l'intervention militaire américaine en Irak.

Annihiler le territoire du « califat » pourrait en outre gravement déstabiliser la région, où l'EI est loin d'être le seul problème.