Manuel Valls, Premier ministre, participe au débat parlementaire sur la prolongation de l'état d'urgence à l’Assemblée nationale à Paris mardi 19 juillet 2016 | JEAN-CLAUDE COUTAUSSE/FRENCH POLITICS POUR LE MONDE

L’attaque abjecte de Nice a plongé la France une nouvelle fois dans le deuil, alors qu’elle avait été déjà durement frappée au cours des 18 derniers mois. Face à cette violence indiscriminée, touchant des femmes, des hommes, des enfants, de toutes origines et confessions, l’incompréhension et la peur dominent légitimement les émotions de nombre d’entre nous. Mais ces sentiments sont aussi les pires conseillers pour trouver une réponse adaptée à ces actes d’une violence extrême. Une grande majorité des responsables politiques privilégie leur volonté d’occuper l’espace médiatique au détriment d’un temps de réflexion nécessaire, à la hauteur de la situation. Ainsi, l’état d’urgence, assorti d’une batterie de nouvelles mesures antiterroristes, vient d’être prolongé pour 6 mois, le 20 juillet, après moins de 48 heures de débat parlementaire.

Le 3 juin dernier était pourtant entrée en vigueur la dernière loi antiterroriste, présentée comme la voie de sortie de l’état d’urgence. Cette loi renforçait déjà les pouvoirs des autorités administratives et des forces de l’ordre au détriment du pouvoir judiciaire, et devait mettre un terme au régime d’exception en transposant certaines mesures dans notre droit commun. Comment le Parlement français peut-il justifier à nouveau le recours à l’état d’urgence, par définition temporaire, alors qu’il affirmait quelques semaines plus tôt qu’avec l’adoption de cette loi de sortie de l’état d’exception, notre arsenal législatif était suffisant pour prévenir et poursuivre les actes de terrorisme ? Prolonger l’état d’urgence, c’est oublier que ce régime d’exception, en vigueur depuis 8 mois, n’a pas démontré son efficacité pour empêcher les attaques alors qu’il a eu des conséquences particulièrement néfastes sur l’État de droit. Il est pourtant de la responsabilité de notre gouvernement de démontrer la nécessité de l’état d’urgence avant de demander sa prolongation. Dès janvier 2016, Jean-Jacques Urvoas, alors président de la mission de suivi parlementaire de l’état d’urgence, reconnaissait que l’intérêt de ce régime d’exception s’essoufflait et recommandait d’y mettre un terme. Début février, nommé ministre de la justice, il ne s’opposait plus à sa reconduction. Le 14 juillet, le président de la République annonçait la fin de l’état d’exception, pour, quelques heures plus tard, revenir sur sa décision.

Bilan maigre

D’après les données des autorités, le bilan de l’état d’urgence en matière de lutte antiterroriste parait bien maigre. Aucune des centaines de personnes assignées à résidence - certaines depuis 8 mois déjà, n’a fait l’objet de poursuites judiciaires à caractère terroriste. Six poursuites pour infraction à caractère terroriste ont été déclenchées suite aux 3 594 perquisitions administratives, contre 96 poursuites issues du travail des juges antiterroristes dans le cadre du droit commun, sur la même période. Depuis 2012, six lois antiterroristes ont été adoptées, conduisant à l’ouverture de 300 procédures judiciaires à l’encontre de plus de 1 200 personnes impliquées dans des filières djihadistes. La loi de renouvellement de l’état d’urgence, adoptée le 20 juillet, met en place le retour des perquisitions administratives et des saisies informatiques. Pourtant, la législation antiterroriste prévoit déjà la possibilité des perquisitions de nuit, y compris dans les locaux d’habitation, tout comme les saisies informatiques… mais sous le contrôle de l’autorité judiciaire. C’est précisément ce contrôle par un juge qui permet de garantir qu’il y a suffisamment d’éléments étayés contre une personne pour justifier des mesures intrusives. Au contraire, lorsque la police perquisitionne sur la base de simples soupçons ou d’un comportement suspect, sans forcément notifier aux personnes les raisons de la perquisition, les risques de dérives sont évidents. L’état d’urgence pousse à l’extrême une logique de mise à l’écart progressive du rôle de l’institution judiciaire, pilier de notre État de droit, que l’on retrouve dans de nombreux textes votés ces derniers mois. En cantonnant au mieux le juge à un contrôle a posteriori, l’état d’urgence habitue la population au fait qu’un simple comportement doit être considéré comme suspect et puni, sans preuve, dans une logique de police préventive. S’inscrire dans cette pratique, c’est donner droit de cité à l’arbitraire, tout en nourrissant légitimement la rancœur et le ressentiment, non seulement des personnes victimes de ces actes, mais d’une partie de la population qui s’estime injustement visée.

En outre, l’état d’urgence génère des conséquences extrêmement graves dans la vie de milliers de personnes. Les assignations à résidence, sur de simples suspicions à peine étayées, restreignent les libertés des personnes qui en sont l’objet. Elles jettent le discrédit sur elles, les empêchent de travailler ou encore de subvenir aux besoins de leur famille. En bref, elles les discriminent du reste de la population en les marginalisant durablement. Quant aux perquisitions administratives, d’après les témoignages notamment parvenus à Amnesty International ou au Défenseur des droits, on ne compte plus les récits des personnes, dont de nombreux enfants, traumatisés durablement par ces intrusions souvent violentes des forces de l’ordre, de jour comme de nuit. La France, comme tant d’autres pays dans le monde, est confrontée à la menace d’attaques violentes contre sa population, qui testent sa cohésion et les principes régissant sa démocratie. Les solutions pour endiguer durablement cette menace majeure sont forcément complexes et multidimensionnelles. Cependant, s’en prendre aux droits et libertés fondamentales, c’est incontestablement affaiblir notre capacité à vivre ensemble et à faire front commun dans la lutte antiterroriste. Plus que jamais, le respect et le renforcement des libertés sont nécessaires pour en venir à bout. Or, la logique dans laquelle nous entraîne la pérennisation d’un état d’exception est précisément celle recherchée par les auteurs de ces crimes : effriter l’État de droit sous les coups de boutoir de ces attaques, hystériser le débat politique et citoyen, monter les personnes les unes contre les autres. Veut-on vraiment céder à cette logique ? Nous aurons alors vraisemblablement perdu pour longtemps, à la fois notre capacité à garantir notre sécurité et les fondements de l’Etat de droit, notre bien commun.