Romain Bardet, vendredi 22 juillet, à l’arrivée de la 19e étape, à Saint-Gervais-les-Bains. | Lionel Bonaventure/AFP

« On nous a trop dit qu’on avait le temps. Mais on n’a jamais trop de temps », assénait Romain Bardet au Monde avant le départ du Tour de France. Une façon d’assumer sa mutation en coureur pressé, sûr de son plan de vol et de ses possibilités dans un cyclisme où les repères d’antan sont chamboulés. Vendredi 22 juillet, le temps pressait. Pour lui, le grimpeur de 25 ans dont la performance contre la montre, la veille, avait libéré les ambitions pour monter sur un podium, certes à portée de jambes, mais qui n’arriverait pas tout seul. Et pour le cyclisme français, sur la ligne de départ du Tour auréolé d’une première place au classement par nations, mais incapable de la justifier sur les routes de France.

Il aurait été paradoxal que cette édition reste dans l’histoire pour sa disette, rejoignant celles de 1926 et 1999 : les deux seules années, dans la longue histoire de l’épreuve née en 1903, à avoir refusé aux coureurs français la moindre victoire d’étape. Alors, comme chaque année, depuis 2013, avec quatre coureurs différents, l’équipe AG2R s’est dévouée pour ouvrir le compteur tricolore lors de la 19e étape : « Je sais que tout le monde était impatient de voir les Français gagner, c’était souvent la question du matin, s’amuse son patron, Vincent Lavenu, à l’arrivée, après avoir séché ses larmes. Eh bien, la voilà, on l’offre, Romain Bardet vous l’offre, à vous, au public, aux sponsors et à nous-mêmes. »

« On a fait un Tour correct »

Il l’a conquise en sortant du groupe des favoris dans la descente humide de la côte de Domancy, celle où, la veille et dans l’autre sens, il s’était rapproché du podium. Il fallait pour cela débrancher son oreillette, dans laquelle grésillaient les conseils de prudence de son directeur sportif voyant ses adversaires chuter, et faire confiance à son instinct et son coéquipier Mickaël Cherel : « Il était mes yeux », dit joliment l’Auvergnat. Au sommet de la montée vers Saint-Gervais, il avait conservé la trentaine de secondes acquises au pied. Suffisant pour se hisser à la deuxième place du général avant la dernière étape de montagne, samedi, entre Megève et Morzine.

« Il y a quelques années, on était inexistants. On était capables de gagner des étapes, mais on n’était jamais parmi les plus forts dans les sprints ou en montagne »

Cette victoire a valeur de symbole pour un cyclisme français qui a changé de focale ces dernières années. Les moissons pouvaient certes être bonnes – quatre victoires d’étape en 2009, six en 2010, cinq en 2012 – mais trompeuses sur le niveau réel du cyclisme français, rappelle l’ancien baroudeur Jacky Durand, vainqueur d’étapes sur les routes du Tour dans les années 1990 : « Il y a quelques années, on était inexistants. D’accord, on était capables de gagner des étapes, mais c’étaient des étapes dites de transition, sur une échappée, et voilà. On n’était jamais parmi les plus forts dans les sprints, jamais parmi les plus forts en montagne. »

Ce qui a changé ? Trois Français pointent désormais parmi les dix meilleurs sprinteurs du monde, même si la victoire a échappé pour 2,8 centimètres à Bryan Coquard, deuxième derrière Marcel Kittel à Limoges. C’est aussi sur une arrivée en bosse, face aux meilleurs spécialistes de cette discipline particulière, que Julian Alaphilippe a obtenu une deuxième place à Cherbourg, au sommet de la côte d’Octeville, derrière Peter Sagan.

« Je pense qu’on a fait un Tour correct, quand même, observe Arnold Jeannesson, de l’équipe Cofidis, après la victoire de Bardet. Nos meilleurs grimpeurs n’ont pas ciblé les étapes mais le général, que ce soit Thibaut Pinot [abandon], Romain Bardet, Pierre Rolland… Donc, pour eux, il était difficile dans le même temps de viser une étape. »

Un peloton beaucoup plus international

La lutte pour les victoires d’étape est aussi de plus en plus relevée, réservée à une élite du peloton. Il y a encore dix ans, toutes les équipes n’arrivaient pas avec un niveau de forme équivalent au départ du Tour. Il était la priorité absolue des équipes et coureurs français, mais les italiennes lui préféraient leur Giro national. Une époque révolue, observe le champion de France Arthur Vichot, qui constate un « niveau vachement plus homogène » qu’à ses débuts chez les pros, en 2010 : « Tout le monde s’est bien préparé, tout le monde était en forme. »

« Maintenant, à tout moment le staff sait pendant la saison combien un coureur fait de kilomètres, combien de watts il fait à l’entraînement », observe le maillot bleu-blanc-rouge. En foi de quoi le peloton compterait de moins en moins de « traîne-culottes, de fainéants » et de plus en plus de « coureurs performants », susceptibles de remporter une étape.

Le peloton est aussi beaucoup plus international qu’au siècle dernier, à la fois dans la nationalité des équipes, qui privilégient toutes le Tour de France, et dans leur composition. Désormais, trente-cinq nations composent le peloton, parmi lesquelles la Colombie de Jarlinson Pantano, la Russie d’Ilnur Zakarin et bien sûr la Slovaquie de Peter Sagan (tous vainqueurs d’étapes), dont la présence s’observe aussi aux drapeaux de spectateurs au bord des routes. Romain Bardet a d’ailleurs évité que le Tour de France 2016 n’entre dans l’histoire comme le premier sans victoire d’étape française, italienne ou espagnole. Les 68 autres représentants du cyclisme latin le remercient bien.