Manifestation d’opposition au gouvernement sur la place Taksim, à Istanbul, le 24 juillet. | GURCAN OZTURK / AFP

Agitant elle aussi les couleurs nationales au milieu de l’immense foule hérissée de drapeaux, massée sur la place Taksim au cœur d’Istanbul, la jeune femme ne cache pas son émotion. « C’est la première fois depuis Gezi que nous pouvons à nouveau manifester ici », explique Melis, jeune informaticienne. Certes, cette fois, elle est là comme les quelque cent mille personnes réunies à l’appel du CHP (Parti républicain du peuple, social démocrate) pour dénoncer les militaires putschistes comme les dérives autoritaires du président Recep Tayyip Erdogan. « Ni diktat, ni dictature : la démocratie ».

Mais cette place est un symbole. Depuis l’écrasement du grand mouvement de protestation du printemps 2013, lancé pour la protection des arbres du parc Gezi, Taksim, qui en avait été le cœur, est interdite aux manifestations, alors même que, depuis des décennies, elle est le lieu des grands cortèges de la gauche.

Depuis une semaine, la place avait été occupée par les partisans du pouvoir islamo-conservateur qui y célébraient l’échec des putschistes. Mais l’homme fort d’Ankara, qui désormais se pose en rassembleur de la nation face aux factieux, a accepté de la rendre pour un soir au CHP, principal parti d’opposition et héritier proclamé de Mustapha Kemal, le fondateur d’une République inspirée du modèle jacobin sur les décombres de l’empire ottoman. Dès le début, après la tentative de coup d’Etat, le CHP avait fait bloc avec les autorités légitimes face aux factieux.

Les portraits d’Atatürk, un marqueur

« Ce jour est un jour d’unité, un jour où nous nous levons contre les coups d’Etat et les régimes dictatoriaux, un jour où nous faisons entendre la voix du peuple », a martelé, depuis la tribune, Kemal Kilicdaroglu, le très respectable, mais bien peu charismatique, leader de ce parti, qui plafonne dans ses meilleurs scores à 23 % des voix.

Le chef de file du CHP a publié une « déclaration de Taksim » condamnant la tentative de coup d’Etat et appelant à la réconciliation nationale. Il a également souhaité que l’Etat ne soit pas « gouverné par la colère et la vengeance ».

Les portraits d’Atatürk sont partout. Sur bon nombre des drapeaux et sur de grandes banderoles pendant des immeubles. Les banderoles du parti ont été bannies car il faut célébrer l’unité de la nation. Les portraits d’Atatürk servent de marqueur face à un AKP, le parti au pouvoir, dont les partisans n’hésitent plus, depuis l’échec du putsch, à brandir massivement les couleurs nationales dans leurs meetings.

Le président lui-même a en outre soutenu le meeting du CHP. Fait pour le moins inhabituel les chaînes pro gouvernementales ont diffusé en direct le discours de son leader, qui devrait aussi être reçu au palais présidentiel lundi 25 juillet.

Le cœur n’y est pas

Pourtant, nombre de militants rechignent. « Eux et nous sommes contre les militaires putschistes. Nous avons tous souffert des coups d’Etat du passé, mais les islamistes et nous avons des rêves diamétralement opposés pour l’avenir de ce pays », explique Helin, jeune universitaire. Une de ses amies renchérit : « une fois que les gulenistes [partisans du prédicateur en exil Fethullah Gülen] accusés auront été nettoyés ce sera le tour de l’opposition et de tous ceux qui s’opposent à Erdogan ».

La foule reprend en cœur les mots d’ordre traditionnels des grands rassemblements « kémalistes » : « La Turquie est laïque et le restera ». Des jeunes scandent les slogans du mouvement de 2013 : « Taksim partout, résistance partout ». Une partie de la foule reprend mais le cœur n’y est pas. Malgré le nombre de manifestants, il y a la réalité des rapports de forces et l’évidence du renforcement de celui qu’ils surnomment « le nouveau sultan ». Appuyé sur son drapeau un vieux militant, employé municipal dans une des rares banlieues d’Istanbul où la gauche existe encore, soupire : « Rremercions le président de nous avoir permis de tenir ce rassemblement ».