Entretien

Pensez-vous que la situation soit comparable en France et en Allemagne en matière de terrorisme ?

Non. Les événements de Würzburg et de Munich ne sont pas comparables à ce qui s’est passé à Paris et à Nice. Mais bien sûr l’Allemagne, elle aussi, pourrait à tout moment être frappée par le terrorisme islamiste, étant donné que celui-ci vise le mode de vie occidental dans son ensemble et que l’Allemagne, à ce titre, n’est pas moins concernée.

Comment jugez-vous les réactions des autorités allemandes ?

D’un côté, je peux comprendre que les politiques et les forces de sécurité prennent au sérieux une situation comme celle de Munich, en fassent autant que possible pour limiter le nombre de victimes et arrêter les coupables. Dans la réalité, cela revient pourtant à faire vraiment tout ce qui est possible – évacuer les gares, demander à la population de rester chez soi, instaurer une atmosphère de crise guerrière majeure, un état d’exception quasi militaire. Ce ne sont pas les morts, c’est cette réaction qui traumatise la population. Ce sont aussi, dans les médias, les images d’hélicoptères tournoyant dans le ciel et d’innombrables commandos lourdement armés, images qui peuvent susciter le mimétisme, car ce type d’attention publique et médiatique est précisément ce que cherchent les auteurs de tels actes. On ne peut infléchir les réactions politiques et médiatiques, car elles sont celles d’individus qui ont des intérêts, portent une responsabilité et prennent leurs décisions dans ce contexte. Mais s’il était possible de peser dessus, je dirais : pour éviter de nouveaux cas, il serait souhaitable de calmer le jeu, c’est-à-dire de réagir adéquatement, bien sûr, mais surtout pas de façon disproportionnée.

Que pensez-vous de ceux qui estiment que le terrorisme met en cause l’ouverture complète des frontières aux réfugiés ?

Pour moi, les propos de ce genre sont complètement déconnectés de la situation réelle. Les réfugiés et le terrorisme n’ont rien à voir entre eux. Le terrorisme n’est pas « importé » de l’extérieur dans nos sociétés, on sait bien que c’est une « production locale », et il partage des caractéristiques centrales avec les actes de folie meurtrière. Même à Munich, par exemple, l’unique critère distinctif pour considérer le meurtrier comme « un terroriste », et non comme « un forcené », était le fait de savoir s’il avait eu ou non des contacts avec l’organisation Etat islamique. Devant l’acte d’« un forcené », tout le monde a le sentiment qu’il s’agit là d’une tragédie, un peu comparable à une catastrophe naturelle peut-être, mais beaucoup moins inquiétante qu’« une attaque terroriste ». Dans le cas de Munich, les différences deviennent ténues et presque arbitraires. Ce qu’il faut comprendre, c’est que ce ne sont pas ici des religions qui s’affrontent, ni l’Orient qui s’oppose à l’Occident. Ce sont des outsiders affrontant des insiders. Cette réalité est très éloignée de la problématique des réfugiés, qui elle-même échappe en grande partie aux catégories « gauche/droite ». Nous devrions nous demander pourquoi nos sociétés et l’ordre mondial dans son ensemble sont structurés de telle façon que certains y deviennent radicalement extérieurs et, de ce fait, portent en eux un potentiel de radicalisation. Ce sont des questions douloureuses, car elles touchent aux ordres sociaux et à l’ordre mondial dans son ensemble. Mais, faute de les poser, nous ne pourrons avoir prise ni sur le terrorisme, ni sur les actes de folie meurtrière.

Ne craignez-vous pas que l’ambiance au tout-sécuritaire soit préjudiciable à la démocratie ?

Les appels à un renforcement de la sécurité ne sont pas nouveaux en Allemagne. Leurs initiateurs saisissent chaque occasion pour faire valoir leurs arguments : regardez, l’Etat devrait avoir plus de prérogatives, nous devrions pouvoir surveiller davantage, interner davantage pour empêcher les infractions. Mais, parmi les dispositifs déjà existants, lesquels sont vraiment judicieux ? La question n’est pas posée. C’est de la polémique politique. Lors des événements de Munich, on a d’abord dit qu’il s’agissait de terrorisme et que l’islam radical était responsable. Ensuite on a évoqué l’acte d’un forcené, en rejetant la faute sur les jeux vidéo violents. De tels propos sont tout aussi futiles dans le fond qu’en apparence. Ce sont de purs réflexes, qui ne proposent même pas l’amorce d’une solution valable.

On parle souvent de « résilience » comme réaction à la terreur. Qu’en pensez-vous ?

Nous n’avons pas encore connu d’agression terroriste qui mette sérieusement à l’épreuve notre capacité de « résilience ». Ce pourrait être un jour le cas. Je ne peux pas prédire quelle sera la réaction du peuple allemand. Ce que je dois dire, c’est que je fais largement confiance à mes concitoyens. Nombreux sont ceux qui ont un profond attachement pour la démocratie et les valeurs démocratiques, et qui les défendront en gardant la tête haute, sans rien changer à leur libre façon de vivre.

Dans un de vos romans, La Fille sans qualités (Actes Sud, 2007), vous avez décrit la façib dont un groupe de lycéens sombrait dans la violence. Croyez-vous que cela vaille pour la situation actuelle ?

Oui, mais c’est évidemment un schéma explicatif très vaste et plutôt philosophique. La Fille sans qualités et bien d’autres de mes romans tournent autour de la question de l’identité : les êtres humains peuvent-ils encore se sentir chez eux dans le monde moderne, et comment ? Savent-ils qui ils sont et en tirent-ils une assurance intérieure, ou sont-ils plutôt désorientés, en proie à un sentiment d’exclusion et de déracinement ? Ce dernier sentiment constitue sans aucun doute un terrain propice à la radicalisation politique ou religieuse, voire à la violence dans le pire des cas. Ce n’est pas un hasard, en effet, si la violence terroriste pose précisément problème aujourd’hui. Chaque époque produit, en même temps que son propre climat, des formes spécifiques de violence. La violence moderne a beaucoup à voir avec le « déracinement » et, par la production de certaines images, elle vise très clairement les modes de fonctionnement de la démocratie médiatique. Ces thèmes sont également abordés dans mes livres.

Estimez-vous que, dans les circonstances actuelles, l’Allemagne doit rompre avec sa réserve vis-à-vis des interventions militaires ?

Mon problème avec la question des interventions militaires allemandes, c’est qu’en pratique je ne connais pas un seul cas où une intervention extérieure ait effectivement conduit à une situation stable et pacifique. Quand on cite l’exemple de l’ex-Yougoslavie, il faut préciser que sa relative (et imparfaite) stabilité a moins été obtenue par le travail militaire que par le travail politique : de colossales aides au développement, l’instauration de la démocratie, une présence internationale de longue durée et la promesse que ces pays seraient un jour intégrés à l’Union européenne. On ne peut pas faire de même dans un pays comme la Syrie, par exemple. Tout le monde souhaite que la situation s’y améliore. Si je croyais effectivement cela possible par des moyens militaires, je dirais peut-être : Oui, l’Allemagne doit elle aussi agir, l’armée allemande doit participer à une intervention en Syrie. Mais je n’y crois pas. Ce que je crois plutôt, c’est que la terrible situation au Proche-Orient est purement et simplement le résultat d’interventions occidentales antérieures.

Propos recueillis par Nicolas Weill

(Traduit de l’allemand par Diane Meur)

Juli Zeh, romancière allemande, est l’auteure de nombreux romans traduits chez Actes Sud, dont le dernier s’intitule Décompression (2013). Elle intervient également souvent sur des questions de société ou de libertés publiques et a écrit plusieurs essais dont, avec Ilija Trojanow, Atteinte à la liberté. Les Dérives de l’obsession sécuritaire (2010). Son dernier ouvrage non encore traduit, Unterleuten (Luchterhand), est actuellement un best-seller.