Fethullah Gülen sur une capture d’écran d’une vidéo filmée depuis son exil aux Etats-Unis à Saylorsburg, en Pennsylvanie, le 16 juillet 2016. | REUTERS TV / REUTERS

Du boulevard de Bonne-Nouvelle au sud à la rue des Petites-Ecuries au nord, et de la rue du Faubourg-Saint-Denis à l’est à la rue du Faubourg-Poissonnière à l’ouest s’étend la « petite Turquie » de Paris. Les bars, restaurants, magasins et librairies qui ponctuent la rue Hauteville et ses alentours se parent d’un air oriental.

Un quartier cosmopolite, prisé des cadres branchés, mais également un terrain d’affrontement discret entre militants kurdes et partisans du mouvement guléniste, tous opposants au président Recep Tayyip Erdogan, et agents des services secrets turcs. Un quartier traversé par les tensions, à l’image de la société turque.

Avec plus de 300 000 membres, la communauté turque de France est assez importante et hétéroclite pour que les clivages qui divisent la Turquie se répercutent sur le sol français. A partir de la fin 2013, la France est devenue une véritable terre de repli pour les partisans du prédicateur Fethullah Gülen, entrés en conflit ouvert avec le Parti de la justice et du développement (AKP), la formation islamo-conservatrice du président Erdogan, dont ils ont longtemps été les compagnons de route.

Depuis le putsch manqué du 15 juillet en Turquie, attribué par le pouvoir à M. Gülen, purges massives et arrestations d’individus ayant « un lien plus ou moins fort et plus ou moins direct » avec la confrérie politico-religieuse se multiplient en Turquie. Emre Demir, journaliste guléniste en exil en France, rejette ces accusations : « Elles ne tiennent pas la route. Gülen a été accusé de comploter contre l’armée par le passé. Historiquement, il a toujours été l’ennemi de l’armée, et l’armée détestait plus encore Gülen qu’Erdogan. »

Fethullah Gülen : « Erdogan m’a accusé avant que les circonstances de la tentative de coup d’Etat ne soient connues »
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« En France, le risque est réel »

Les gulénistes de France ne sont pas à l’abri de la répression. « La situation en Turquie est catastrophique, et en France, le risque est réel, s’alarme M. Demir, rédacteur en chef de l’hebdomadaire franco-turc Zaman France, principal vestige de l’empire des médias gulénistes décimé en Turquie par les saisies et les interdictions. Les relais de l’AKP, en Europe, grandissent et prennent de plus en plus d’ampleur. »

Selon le journaliste, les e-mails d’injures, les incitations à la haine, particulièrement visibles sur les réseaux sociaux, sont nombreux. Emre Demir cite un exemple de ces dérapages devenus monnaie courante depuis le coup d’Etat, publié sur Facebook : « Le tour viendra aussi aux chiens muselés de Fethullah qui sont en Europe. » La présence de plus en plus importante de relais de l’AKP sur le territoire français pourrait, à terme, donner lieu à un « embrigadement de déséquilibrés » capables d’attaquer les gulénistes, soutient le journaliste en exil.

Selon lui, le travail de fichage des gulénistes en France, qui avait déjà débuté bien avant le putsch, se poursuit ; les appels à la délation se multiplient. Depuis la fin 2013, les relations n’ont cessé de se tendre entre les gulénistes et l’AKP : M. Erdogan les accuse d’avoir utilisé leurs relais dans la police et la justice pour le déstabiliser par la révélation d’une série de scandales présumés de corruption.

Peur de retourner en Turquie

Mais depuis le 15 juillet, la répression est à son paroxysme, au point que la chasse aux gulénistes a pris le pas sur celle visant les militants de la cause kurde. Emre Demir soutient ainsi que, pendant les premiers jours qui ont suivi le putsch manqué, il y a eu « une protection policière devant les locaux de Zaman France » et que des actes de vandalisme contre des organismes soutenus par le mouvement gulénistes ont été perpétrés.

La crainte de faire les frais de la répression en cours en Turquie dissuade un grand nombre Turcs de retourner chez eux cet été. « J’ai décidé de ne plus retourner en Turquie d’ici le départ d’Erdogan », va jusqu’à dire Emre Demir, qui estime que son pays « n’est pas un bon endroit » pour lui. Cette inquiétude déborde largement les cercles gulénistes. Les Turcs en général ont peur de retourner au pays, où la situation est encore très volatile. La France est-elle en train de devenir une terre de refuge ? Un couple de commerçants, présent en France depuis trente ans, se contente de dire qu’il s’estime « heureux de vivre ici » et « en sécurité en France ».

« Rien ne garantit que je pourrai revenir en Europe, même avec mon passeport diplomatique. »

Un étudiant turc en droit à la Sorbonne, qui ne souhaite pas dévoiler son identité, livre ses inquiétudes : « Rien ne garantit que je pourrai revenir en Europe, même avec mon passeport diplomatique. Les fonctionnaires et leurs familles sont interdits de sortir de Turquie. » Il est également angoissé par les relations incertaines entre la Turquie et l’Europe : « Rien ne garantit non plus que je puisse trouver un emploi et m’installer dans un autre pays que la Turquie. Si je vis en France, c’est grâce à une procédure longue et ardue de renouvellement de mon titre de séjour. » Comme leur pays d’origine, les Turcs de France vivent dans l’incertitude…