Les préparationnaires de l’ENA passent souvent un été studieux. Le concours externe débute le 22 août.

Sylvain* aura passé l’été à réviser ses cours de droit public, d’économie et de finances publiques. Le 22 août, cet étudiant de 24 ans, fraîchement diplômé du master d’affaires publiques de Sciences Po, se présentera au très sélectif concours externe de l’ENA. A l’issue d’une semaine d’épreuves, les 1 096 inscrits de ce cru 2016 devront attendre octobre pour savoir s’ils sont admissibles, avant le couperet final de l’oral, et l’admission, pour une quarantaine d’entre eux, en décembre.

Fin mai, lorsque les cours de son master et de sa Prep’ENA Sciences Po ont cessé, Sylvain, comme nombre de ses camarades « préparationnaires », s’est interrogé sur la meilleure façon de mettre à profit les trois mois d’été pour tenter de décrocher sa place dans la prestigieuse école de la haute fonction publique : travailler seul ou… faire une prépa privée d’été.

« Il était hors de question de perdre deux mois et demi à ne rien faire avant le concours. Et le principe de se rendre tous les jours en cours et de faire des devoirs régulièrement me rassure », confie l’étudiant, qui n’a pas hésité à débourser 3 200 euros pour s’inscrire à la préparation d’été d’Ipesup.

Juliette, diplômée de droit, et qui souligne qu’elle n’est pas, elle, du « sérail Sciences Po Paris », a fait le même choix, après avoir suivi la Prep’ENA d’un IEP (Institut d’études politiques) de région. « Je me suis même demandé si j’avais la moindre chance au concours externe en n’ayant pas fait Sciences Po Paris, alors cet investissement, certes conséquent, dans une prépa privée, me semblait essentiel », admet-t-elle.

Comme Juliette et Sylvain, la plupart des étudiants qui s’inscrivent dans ces prépas privées ont déjà suivi une année de Prep’ENA « publique », c’est-à-dire sous convention avec la grande école, comme les Instituts d’études politiques, Sciences Po, Paris-Dauphine ou encore l’université Paris 1 (avec l’ENS).

Majoritairement, les énarques sont issus de Science Po Paris | ENA/EHESS

La prépa privée : un marché de niche

Chaque été, depuis 2001, une cinquantaine d’étudiants suivent ainsi la préparation d’Ipesup. Un marché de « niche » pour le groupe qui occupe une place significative sur le marché des prépas privées depuis plus de quarante ans. « Cela énerve beaucoup de monde, car nous avons du succès, et chaque année nous faisons entrer presque 40 % de nos étudiants à l’ENA », se réjouit Gérard Larguier.

Le Monde Campus a pu consulter la liste des inscrits de la prépa, et constater que dix-sept et seize d’entre eux figuraient parmi la quarantaine d’admis au concours externe en 2014 et en 2015.

Les données officielles publiées par l’ENA ne permettent pas de savoir combien d’étudiants admis ont renforcé leur cursus avec ces semaines estivales en prépa privée. L’école indique simplement, pour 2014 par exemple, que sur 43 admis, vingt-deux sont passés par la Prep’ENA de Sciences Po, sept par celle de Paris 1/ENS et un par celle de l’IEP de Rennes.

Depuis janvier 2016, une nouvelle prépa, baptisée « prépa Saint-Germain » (en référence aux étudiants du boulevard éponyme) est venue concurrencer le monopole d’Ipesup sur ce marché. Lancée par Eric Cobast, ancien professeur de culture générale d’Ipesup et désormais directeur de la division concours prépas du groupe Inseec, elle revendique 78 inscrits « dont un tiers de boursiers et un tiers d’étudiants des IEP de région ».

« Nous nous sommes construits comme l’anti-Ipesup. Nous misons avant tout sur l’entraînement des étudiants avec un maximum de concours blancs », détaille Eric Cobast. Et un argument commercial : « le prix le plus bas du marché, 1 800 euros pour trois mois de cours », avance le prof de culture générale.

Pour les étudiants qui veulent se présenter au concours de l’ENA, la fin justifie les moyens. Rodolphe, 26 ans, diplômé d’une grande école de commerce et d’un master en affaires publiques de Sciences Po dénonce « l’hypocrisie d’un système ». « Le concours est organisé fin août, si l’on ne veut pas de prépa d’été, alors il faut changer la date du concours et pas demander aux individus d’être vertueux alors que le système ne l’est pas. »

« Le concours de l’ENA est un investissement professionnel, personnel et émotionnel. On accepte de payer une voiture 9 000 euros mais on n’admet pas de pouvoir débourser 3 000 euros pour se préparer à entrer dans une carrière ! », s’indigne Sylvain.

Une vision contestée de l’égalité des chances

Un tel raisonnement ne fait toutefois pas l’unanimité. Pour Julie, énarque de 28 ans, « ces prépas privées viennent brouiller le parcours idéal de l’élève du public progressant par le mérite, même quand il est boursier. Or, ces prépas privées permettent aux enfants de riches de s’assurer une plus grosse emprise sur le concours où, normalement, la richesse n’a pas de rôle à jouer », développe la jeune fille, qui est passée par la prépa « publique » de Paris 1 et de l’ENS, après une scolarité à l’ENS.

Antoine, 24 ans, boursier et diplômé de M2 affaires publiques de Sciences Po était face à un dilemme : « Le principe du travail en petit groupe de ces prépas privées m’a attiré. Mais je n’avais pas les moyens et pas non plus l’envie de demander à mes parents, explique-t-il. En y réfléchissant, le recrutement par l’argent de ces prépas est en opposition avec ma vision du service public. »

Du côté des prépas publiques, on constate un certain embarras. « Ces prépas sont des parasites et ont des pratiques perverses qui remettent en cause la légitimité du recrutement aux concours de la haute fonction publique », estime Gérard Marcou, professeur de droit public à Paris 1 et responsable de la prepEna de l’université Paris 1 et de l’ENS. « Ces formations privées se flattent de sélectionner des étudiants qui sont déjà parmi les meilleurs et qui ont la qualité d’être en plus solvables », développe le professeur, dont la prépa publique accueille chaque année environ 130 préparationnaires sélectionnés parmi les étudiants de l’université, de Normale Sup et des grandes écoles de commerce.

La directrice de l’ENA, Nathalie Loiseau, refuse de son côté d’émettre « un jugement de valeur ». Elle assure que les prepEna publiques couvrent l’ensemble du programme et sont suffisantes pour se préparer au concours de la grande école de l’administration. « L’angoisse des familles est devenue rentable, il y a une prépa pour tout désormais », déplore la directrice.

Benjamin Giami, responsable pédagogique de la prepEna à Sciences Po, est lui embarrassé et préfère ne pas commenter l’émergence de ces formations privées. Mais il souligne que le « concours de l’ENA est un marathon qui commence en septembre et se termine en juin. L’été doit donc être un temps d’assimilation des connaissances ». Un discours qui ne convainc pas tous les étudiants. En particulier ceux qui sont anxieux. Et qui ont les moyens.

* Tous les prénoms ont été modifiés à la demande des intéressés.