Serait-ce les élections des premières fois ? Pour Lerato Masike, cela va de soi. « J’ai 18 ans, et je vais enfin pouvoir voter » glisse-t-elle, sourire aux lèvres. Après avoir affronté le froid de l’hiver austral, elle vient de pénétrer dans une salle d’un lycée, transformé en bureau de vote, au cœur de la vaste banlieue noire pauvre d’Alexandra, à Johannesburg. Quel parti aura sa voix lors de ces élections municipales ce 3 août ? « Evidemment l’ANC [Congrès national africain, parti au pouvoir] » répond-elle, presque offusquée d’une telle question.

« Mes parents, mes grands-parents, toute ma famille votent pour lui » poursuit la jeune femme, « il a fait une différence dans la vie de beaucoup de gens ici dans le township, nous avons l’eau courante, l’électricité, et l’école est gratuite ». Dans ce bastion historique, le parti de Nelson Mandela avait obtenu près de deux-tiers des voix lors des dernières élections générales en 2014.

La file d’attente s’allonge. Un homme d’une cinquantaine d’années vient de glisser son grand bulletin, plié en six, dans l’urne en carton. Il montre son pouce marqué à l’encre violette. Lui aussi a vécu une première fois. « J’ai toujours voté pour l’ANC, mais là, j’ai changé, j’ai choisi le DA [Alliance démocratique] » confie-t-il en chuchotant, « je veux une meilleure vie, l’ANC m’a oublié ». Il préfère ne pas donner son nom.

« Il y a trop de corruption à l’ANC, je ne veux plus voter pour eux »

Garde de sécurité dans une école privée du riche quartier de Morningside, dans le nord de Johannesburg, il gagne 3 500 rands [220 euros] par mois. « J’ai le même salaire depuis dix ans, vous vous rendez compte ! Ce n’est vraiment pas grand-chose… ». Il a choisi le parti libéral de centre-droit, premier parti d’opposition, aux dépens des Combattants pour la liberté économique [EFF], formation de gauche radicale. « Son leader, Julius Malema, est comme Robert Mugabe [président du Zimbabwe], il pourrait devenir un dictateur une fois aux affaires » craint-il.

Au pouvoir sans discontinuer depuis la chute de l’apartheid, l’ANC n’a jamais semblé aussi vulnérable lors d’une élection face à une opposition à l’offensive. S’il devrait à nouveau remporter la plupart des 278 villes du pays, son score national pourrait passer sous la barre des 60%. Une première. Le contrôle des métropoles de Port Elizabeth, Pretoria et Johannesburg est également susceptible de lui échapper. La perte d’au moins l’une d’entre elles serait une victoire symbolique majeure pour l’opposition.

« Il y a trop de corruption avec l’ANC, je ne veux plus voter pour eux, et ses dirigeants ne font pas grand-chose contre la crise économique » liste Muridili Fhatuwani, la vingtaine, qui a choisi de voter pour la première fois pour l’EFF, « je les ai entendus à la télé, ils proposent de bonnes choses comme instaurer un salaire minimum ».

Des votants à Umlazi, dans le sud-ouest de Durban. | MARCO LONGARI / AFP

Empêtré dans plusieurs scandales de corruption et d’abus de biens sociaux, Jacob Zuma, chef d’Etat et président de l’ANC, concentre les critiques. « Il a mis par terre ce pays, alors qu’au Cap [seule métropole gouvernée jusqu’à présent par l’Alliance démocratique], le DA fait du bon travail, en offrant des services publics qui fonctionnent » estime Kgahliso Madihlaba. Âgée de 21 ans, cette caissière de supermarché doit partager avec deux autres personnes un « shack », une cabane d’une seule pièce, faite de bouts de tôle ondulée. « Et les toilettes au fond de la cour n’ont pas de chasse d’eau » veut-elle préciser.

Certains partisans de l’ANC, comme Albert Mankabankaba, 40 ans, reconnaissent que l’opposition n’a jamais été aussi forte. « Ces partis cherchent à capitaliser sur les erreurs de notre président, mais l’ANC n’est pas que Zuma, et bientôt il partira [son deuxième et dernier mandat s’achève en 2019] » prévoit le militant, « l’ANC est le seul parti à avoir l’expérience pour gouverner le pays, il réussira à résoudre les problèmes ». Il ajoute : « de toute façon, il y a aujourd’hui tellement d’attentes de la nouvelle génération que même si Nelson Mandela était encore aux commandes, ces gens diraient qu’il ne fait pas assez… ».

Sur le trottoir, à l’entrée du lycée, les stands de l’ANC, EFF et DA sont installés depuis l’ouverture du bureau à 7 heures du matin. Avant de patienter au moins vingt minutes pour voter à l’intérieur de l’enceinte, les électeurs peuvent y venir consulter la liste électorale pour vérifier que leur nom y apparait bien. Est-ce aussi une manière de contrôler qui vient voter et d’influencer jusqu’au dernier moment l’électeur indécis? « On ne cherche pas à convaincre, mais à faciliter le vote » assure un militant de l’EFF.

Un taux de participation élevé pourrait favoriser l’opposition. L’homme, tout de rouge vêtu, à l’image de la couleur de son parti, craint les coups bas du parti au pouvoir : « si l’ANC sent qu’il perd, il va utiliser la fraude » accuse-t-il. Les élections en Afrique du Sud sont toutefois réputées globalement libres et transparentes.

Après une campagne marquée par plusieurs incidents violents dans certains endroits du pays, les forces de l’ordre étaient en alerte pendant cette journée électorale. Assis au volant de son camion de police, garé devant le lycée, un officier se veut serein. « Ici, ça va aller » juge-il, « par contre, si le vote est serré, il pourrait y avoir des frictions dans d’autres bureaux de vote du township ».