Il y a des stars à Locarno : celles qui viennent présenter un film à l’une des gigantesques projections sur la Piazza Grande, comme Nathalie Baye, qui joue dans Moka, du Suisse Frédéric Mermoud ; celles à qui on rend hommage – cette année Jane Birkin ou Harvey Keitel. Mais les noms du gros de la troupe des gens de cinéma qui font la foule des professionnels du festival suisse – dont la 69e édition est organisée du 3 au 13 août – sont inconnus du grand public. Les cinéphiles avertis reconnaîtront les noms du Portugais Joao Pedro Rodrigues, de l’Allemande Angela Schanelec ou de l’Argentin Matias Piñeiro, dont les films concourent pour le Léopard d’or. Enfin, il y a ceux que l’on découvre à peine.

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« Déplacer le regard »

Maud Alpi et Midi Z n’ont en commun que leur génération – elle a 36 ans, il en a 32 – et leur éloignement des normes de la production industrielle du cinéma. Sinon, tous les sépare : elle est française, il est taïwanais né en Birmanie ; elle vient de réaliser son premier long-métrage, il en est déjà au cinquième ; elle se demande si les objets qu’elle crée « sont vraiment des films », il a représenté son pays d’adoption à l’Oscar. Pourtant, quand on juxtapose les singularités de leurs parcours respectifs, on a une idée de l’expansion perpétuelle de l’espace qu’occupe le cinéma – sur la planète, dans l’univers des arts.

A Locarno, Maud Alpi présentait Gorge Cœur Ventre, qu’elle définirait comme « un documentaire fantastique » si elle était sûre d’être comprise. Tourné de nuit dans un abattoir de taille moyenne, le film est interprété par un acteur (Virgile Hanrot) et par son chien, Boston. Le jeune homme emmène vaches, moutons, porcs jusqu’à la mort, au travers de dédales de barrières, pendant que le chien l’observe. Le spectateur n’a aucun doute sur la réalité du sort des animaux de boucherie, pendant que la présence des deux personnages de fiction l’oblige à sortir de sa ­position de consommateur d’information. Puisque le jeune intérimaire évolue au gré de séquences empruntées aux derniers ­moments de ces animaux, il faudra bien, dans son siège, se blinder ou se laisser aller aux interrogations que justement veut susciter la réalisatrice.

Sélectionné dans la section ­Cinéastes du présent, Gorge Cœur Ventre aurait dû ressembler plus à une fiction classique. Mais pendant le tournage et plus encore pendant le montage qui a duré huit mois, Maud Alpi et son producteur, Mathieu Bompoint, qui l’accompagne depuis ses premiers courts-métrages, ont réduit la part des humains au profit de celle des animaux, celle des dialogues au profit des cris, des bruits et du ­silence. Ces écarts par rapport aux normes et aux habitudes de la production sont sûrement ce qui fait dire à la cinéaste que ses films n’en sont peut-être pas, « à cause de la façon dont je voulais les faire, du geste que je voulais accomplir », qui l’ont amenée à douter de la ­manière dont elle pourrait partager ce geste avec le public.

Photogramme extrait du film de Midi Z, « Return to Burma ». | MIDI Z

Un air de liberté

Les festivals sont faits pour mettre les œuvres à l’épreuve de ce moment. A Locarno, Gorge, Cœur Ventre a remué les spectateurs qui remplissent les salles de cinéma improvisées. Nombre de projections ont lieu dans des gymnases ou des salles plutôt destinées aux assemblées. Là, Maud Alpi a pu voir enfin si son but, « déplacer le regard du spectateur sur des êtres qu’il n’a pas l’habitude de regarder », était atteint. Même si elle n’était jamais venue sur les bords du lac Majeur, elle était confiante : « Le festival était la juste place pour le film. Des cinéastes que j’aime pour leur intégrité, leur poésie – Lav Diaz ou Albert Serra – viennent de Locarno. »

Midi Z (le surnom que lui donnait sa grand-mère, composé du mot chinois du Yunnan pour « tout petit » et de l’initiale de son patronyme) n’a pas été révélé par ­Locarno. S’il y fait halte cette année, c’est que le festival a inauguré un cycle de trois ans consacré aux cinémas d’Asie du Sud (à l’exception de l’Inde), afin d’en favoriser la diffusion, d’en appuyer la production. Dans cette explosion malaise, indonésienne ou népalaise, Midi Z est devenu le héraut d’un cinéma birman étouffé par des décennies de ­régime militaire.

Midi Z, réalisateur taïwanais : « Je veux continuer à partir quelques semaines à quatre pour tourner des films clandestins »

C’est d’ailleurs la chute de ce dernier qui a décidé de la vocation de cinéaste du jeune homme. En 2010, alors que son pays natal, qu’il avait quitté à l’âge de 16 ans pour étudier le graphisme à Taipei, s’apprêtait à voter, Midi Z a décidé d’y retourner muni d’une caméra numérique, accompagné d’un producteur qui serait aussi son acteur, incarnant un ouvrier émigré revenant au pays en ­portant les cendres d’un collègue mort loin de chez lui. A sa surprise Return to Burma (qui était projeté à Locarno) a été retenu au festival de Rotterdam en 2011. « Je n’étais vraiment pas sûr d’être à la hauteur, j’ai googlé les bandes-annonces des autres films et j’ai été impressionné par leur professionnalisme », se souvient-il. Ce succès imprévu lui a permis d’enchaîner les tournages, toujours brefs, toujours clandestins, jusqu’à Ice Poison, en 2014, qui montrait ­comment la méthamphétamine détruisait la vie d’un paysan birman. Choisi par Taïwan pour représenter le pays à l’Oscar, le film a rencontré un réel succès dans les régions ­sinophones.

Après avoir présenté à Berlin City of Jade, documentaire d’une impressionnante ampleur qui mêle le parcours de son frère aîné, mineur clandestin ­condamné à des années de prison, et la peinture d’une industrie informelle, Midi Z s’apprête à montrer une nouvelle fiction, The Road to Mandalay, à la Mostra de Venise. « Pour ce film, j’ai dirigé une équipe de 200 personnes, dit-il, c’est épuisant. Je veux faire des films plus lourds, mais aussi continuer à partir quelques semaines à quatre pour tourner des films clandestins ».

Quels que soient les risques – City of Jade a failli valoir un séjour en prison à son auteur –, les marges offrent un air de liberté qu’on ne retrouve pas ailleurs.