Les activités criminelles semblent toutes avoir leur pendant sur Internet. « Bateau en bon état pour croiser en Méditerranée. Idéal pour les familles. Nous faisons des rabais pour les groupes et des soldes d’été. » Diable ! Les passeurs n’ont donc aucun scrupule lorsqu’ils racolent les désespérés qui veulent gagner l’Europe. Les détails et les numéros de téléphone renvoient à l’Egypte.

Y aurait-il une nouvelle voie à travers la Méditerranée ? Alors que la plupart des migrants partent aujourd’hui de Libye où la côte est moins surveillée et les réseaux clandestins omniprésents, l’Egypte a un avantage substantiel dans l’économie interlope du trafic des êtres humains à travers la Méditerranée : depuis les pharaons, elle maîtrise mieux que les autres pays d’Afrique du Nord la fabrication des bateaux.

Les petits bateaux de pêche du port d’Alexandrie, vers Ilmax en banlieue, dorment la nuit ou la journée à l’abri dans un canal mué en égout qui descend à travers les quartiers populaires avant de jeter sa fange dans la mer. Une grille d’acier gardée par des policiers en barre l’accès pour éviter le vol des embarcations ou leur réquisition par des passeurs. Un marin débarque ses filets après une virée au large infructueuse : « Avant, on ramenait des thons, des espadons et des maquereaux en veux-tu en voilà. Maintenant, il n’y a plus que des alevins. Demain, on sera réduits à manger du plancton. »

Soixante mille dollars pour la réfection d’un bateau

Sur les quais alentour, les vendeurs ambulants proposent la pêche du jour, les rabatteurs harponnent les passants en essayant de les tirer vers quelques tables installées à deux encablures de la grève de cailloux. La puanteur est insoutenable, mais elle n’empêche personne de se régaler de friture. Cent mètres plus loin, derrière un cimetière de barques éventrées, les ouvriers d’un petit chantier naval remettent d’aplomb un vieux rafiot.

Ils sont cinq à caler des lambourdes et à taper sur des clous longs comme la main. Bahi, leur chef, un jeune homme souriant d’une trentaine d’années, admire son œuvre : « Il reste une semaine ou dix jours de boulot, et ce bateau pourra prendre la mer. » Il y travaille depuis trois mois avec son équipe.

Il a d’abord recyclé une vieille proue de navire abandonnée, puis extrapolé un nouveau bâtiment, « un travail pour lequel 100 kilos de clous ont été nécessaires », explique-t-il. Une fois terminé, le chalutier pourra s’aventurer au large, gagner les eaux profondes, Chypre ou l’Italie, poursuit l’artisan : « Il faut aller de plus en plus loin pour remplir les filets. Il n’y a plus de poisson le long des côtes, à cause de la pêche industrielle et des vaisseaux étrangers qui sillonnent les eaux territoriales africaines. »

Dans un petit chantier naval de la banlieue est d’Alexandrie, on renfloue des chalutiers et de grandes barques. Mais les acheteurs ne sont pas tous des pêcheurs. Les passeurs s’y intéressent aussi. | Crédits : Boris Mabillard / Le Temps (Suisse)

Le prix pour cette embarcation ? Soixante mille dollars. L’acheteur, Khaled, un homme d’une cinquantaine d’années peu disert et habillé d’un costume bon marché, paraît satisfait du travail. « Ce que j’en ferai ? Je l’utiliserai pour des petits tours avec des amis et je prendrai des touristes aussi. » Quel est son métier ? Il éructe quelques mots incompréhensibles et s’en va. Dans son dos, les ouvriers gloussent.

Le delta du Nil concentre la plupart des chantiers navals d’Egypte. A l’est d’Alexandrie, le gouvernorat de Kafr Al-Sheikh est réputé dans tout le pays pour sa production de bateaux. On le décrit aussi comme le fief des passeurs égyptiens. La région est fertile, baignée par le Nil, mais le sous-développement la mine. Sur le lit de cette misère, les islamistes ont prospéré en même temps que les réseaux criminels. D’un côté de la route qui mène à la mer, les immeubles rongés par le sel et l’humidité se suivent sur des kilomètres. De l’autre, des cahutes en carton émergent ci et là des ordures qui débordent du canal.

Devant une douzaine de vaisseaux déglingués et comme échoués sur le sable, le patron d’une petite entreprise de renflouage s’entretient avec un possible client pendant que son fils dirige l’atelier en plein air. Ce dernier, Sameh Abdul Zawad, affirme ne pas travailler avec les passeurs, « mais nous sommes souvent sollicités par des types louches pour remettre leurs barques à flot. Lorsque nous soupçonnons qu’ils ont l’intention de les utiliser ensuite pour des migrants, nous les envoyons paître. Mais à la fin, ce que nos clients font de leurs embarcations ne nous regarde pas. Il ne faut pas être naïf, qui achète encore un bateau de pêche ? Ce n’est pas rentable ! »

Le bureau de Milad se trouve à la sortie de Bourj Al-Megazi, une petite ville au centre de Kafr Al-Sheikh. Il s’occupe d’une petite ONG qui vient en aide aux pêcheurs : « Les navires vont de plus en plus loin pour trouver des eaux poissonneuses. Soit vers le large, soit le long de la côte libyenne jusqu’à la Tunisie. C’est là qu’un naufrage a eu lieu récemment, et c’est là aussi qu’un équipage égyptien a été arrêté pour avoir indûment pénétré dans les eaux territoriales tunisiennes. »

De pêcheur à passeur

Mais ce qui préoccupe le plus Milad, ce sont les réseaux criminels : « La mer n’emploie plus autant de main-d’œuvre qu’auparavant. Les jeunes se retrouvent donc désœuvrés et sans revenu. Ils sont des proies faciles pour les truands qui recrutent des hommes à tout faire et surtout des marins pour accompagner les bateaux chargés de migrants. Ils prennent des gars de moins de 16 ans sous prétexte qu’ils ne pourront pas être inquiétés par la justice européenne. »

Le gouvernement a de nombreux projets économiques pour la région du delta du Nil. A Port-Saïd, le canal de Suez a été agrandi il y a deux ans pour générer plus de recettes. Malheureusement, le fret maritime a baissé. | Boris Mabillard / Le Temps (Suisse)

Certaines nuits, des cortèges de réfugiés encadrés par des passeurs traversent discrètement la bourgade. Milad les a vus, ils se rendent vers les étendues désertiques du bord de mer qui forme une sorte de cap. Là, les attendent des barques qui les emmènent au large. Puis, d’autres embarcations les prennent en charge, direction les côtes libyennes, où le même manège recommence jusqu’à ce que le vaisseau soit plein à craquer. A la limite de chavirer. « Avant le jour J, les candidats au départ sont réunis dans l’intérieur des terres dans une ferme, où ils passent quelques jours ou plus, le temps que l’itinéraire soit défini et la voie libre. »

Faris al-Bashawat, 56 ans, vient des environs de Kuneitra, au sud de Damas, où il vivait de manière aisée avec sa deuxième femme et ses 12 enfants. « Mes affaires prospéraient avant la guerre. Mais même après, ça n’allait pas si mal dans le coin où j’étais, qui est resté sous le contrôle de Damas. A la suite d’embrouilles, un commando du Hezbollah commandité par un concurrent dans le business a essayé de m’assassiner. J’ai reçu cinq balles dans le ventre. C’était en 2012, je ne m’en remets pas. Je suis passé en quelques mois de millionnaire à mendiant. »

Depuis, Faris al-Bashawat essaie de faire passer un à un ses enfants en Allemagne. Sept d’entre eux et son épouse y sont déjà, personne n’est mort durant la traversée. Mais Faris, lui, a peur. Il ne veut pas tenter l’aventure avec sa mère. Il compte sur le regroupement familial, « mais comme ma femme est arrivée la première en Europe, les autorités n’incluent pas ma mère, la belle-mère de ma femme, dans la famille rapprochée. Quelle injustice ! » Entre les enfants, l’épouse et la mère, le foyer de Faris compte 15 personnes.

En désespoir de cause, il pourrait se tourner vers les passeurs, malgré la peur que lui inspire la mer. Il connaît des intermédiaires, ceux auxquels il a fait appel pour ses enfants.

« Simple comme bonjour »

« Une barque, puis un bateau plus grand qui stoppe en Libye, où se trouve le gros des migrants en attente. Après, cap sur la Sicile ou sur l’île de Lampedusa. Simple comme bonjour, et ça fait travailler des Egyptiens qui, autrement, seraient au chômage. »

L’un d’entre eux, contacté par téléphone, confirme les prix et l’itinéraire le plus souvent employé : « Une barque, puis un bateau plus grand qui stoppe en Libye, où se trouve le gros des migrants en attente. Après, cap sur la Sicile ou sur l’île de Lampedusa. Simple comme bonjour, et ça fait travailler des Egyptiens qui, autrement, seraient au chômage. »

Est-ce pour reprendre le contrôle de la côte désertique de Bourj Al-Megazi que l’armée a décidé d’en faire une vaste zone de développement économique sous son égide ? Des centaines de bassins de pisciculture ont été creusés, dont certains ont déjà été remplis d’eau. A terme, ce méga-projet devrait créer quelques centaines de postes, mais pour Milad, « il est évident qu’il n’amènera pas du travail pour les jeunes du coin. Des militaires, leurs parents ou des travailleurs qualifiés venant des grands centres urbains, Damiette, Port-Saïd ou Alexandrie, seront embauchés selon des critères invérifiables. Tout ce qui a trait aux activités économiques de l’armée reste mystérieux. »

Pourtant, une solution existait pour sauver les pêcheurs de la région, déplore Milad : « Il aurait suffi de créer une zone de pêche exclusive et limitée afin de repeupler peu à peu les eaux de cette côte. Revitaliser la pêche artisanale, c’est le meilleur moyen de contrer l’économie illégale. » Son jeune frère a été arrêté en Italie où il est encore en prison, « pour avoir pénétré illégalement dans les eaux italiennes ».

Tout au long de la côte en direction de Port-Saïd, l’armée a des projets industriels pharaoniques : zone économique spéciale, silos à grain, nouveau port… Mais si elle ne s’attaque pas directement à la misère, les passeurs auront encore de beaux jours devant eux.

Cet article est le quatrième d’une série de cinq, réalisée entre Tanger et Port Saïd par deux journalistes du quotidien suisse Le Temps (partenaire du Monde), Luis Lema et Boris Mabillard.