Une femme dans une rue de Tinghir (Maroc), en 2014. | FADEL SENNA / AFP

« L’kheddama » (« La bonne »). C’est ainsi, ou alors par son seul prénom, que beaucoup de familles marocaines désignent leur employée domestique. Quant à son nom de famille, qui le connaît ? La maîtresse de maison, peut-être, qui le jour où « la bonne » a été embauchée, a fait une photocopie de sa carte d’identité (on ne sait jamais, au cas où elle volerait quelque chose…) Mais s’en souvient-elle encore ? Probablement pas, vu que personne ne l’utilise.

L’abus contre les travailleuses domestiques, au Maroc, commence par la discrimination profonde dont elles font l’objet, les rendant quasi invisibles aux yeux de la société. Récemment, elles l’étaient aussi aux yeux de la loi. Exclues du code du travail marocain, ces femmes venues de la campagne et souvent analphabètes n’avaient pas de droits légaux en termes de salaire minimum, d’horaires de travail, ni de jours de repos. Même sous payées et surexploitées, leurs employeurs ne risquaient rien.

Mais tout cela va changer. Le 26 juillet, le Parlement marocain a voté une loi qui régule les conditions du travail domestique au Maroc. Le nouveau texte, qui entrera en vigueur un an après sa publication, exige des contrats de travail en bonne et due forme pour les travailleuses domestiques, limite leurs heures de travail quotidiennes, garantit jours de repos et congés payés, et fixe un salaire minimum. La loi prévoit également des sanctions financières pour les employeurs qui enfreignent ces dispositions, et même des peines de prison en cas de récidive.

Dans le cadre de ses recherches sur les travailleuses domestiques mineures — de moins de 18 ans — au Maroc en 2005 et 2012, Human Rights Watch avait recueilli des témoignages accablants. Certaines « petites bonnes », comme on les appelle au Maroc, avaient déclaré que leurs employeurs les battaient et les insultaient, les empêchaient d’aller à l’école, et parfois, ne leur donnaient pas assez à manger. Certaines jeunes filles travaillaient comme domestiques 12 heures par jour, 7 jours par semaine, pour à peine 10 euros par mois.

La nouvelle loi fixe à 18 ans l’âge minimum des travailleuses domestiques — avec une période de transition de cinq ans durant laquelle celles âgées de 16 à 18 ans seront autorisées à travailler. Cette dernière disposition a été vivement critiquée par Insaf, un collectif regroupant des ONG marocaines qui s’opposent au travail des mineurs de moins de 18 ans.

Ce n’est pas la seule disposition critiquable de la nouvelle loi. Les travailleuses domestiques adultes doivent en effet travailler 48 heures par semaine, alors que le code marocain du travail prévoit un maximum de 44 heures pour les autres secteurs. Autre source d’inégalité : le salaire minimum. Celui garanti pour les travailleuses domestiques ne représente en effet que 60% du salaire minimum garanti par le code du travail. Certains expliquent cette différence par le fait que le gîte et le couvert — beaucoup de travailleuses domestiques étant logées chez leur employeur — représentent un paiement « en nature ».

Mais cela ne suffit pas à justifier 40 % d’écart. L’Organisation Internationale du Travail (OIT) autorise les paiements en nature, mais précise qu’ils devraient être limités, afin que la partie monétaire du paiement puisse garantir un niveau de vie décent aux travailleuses et à leurs familles. Notons aussi que vivre sur leur lieu de travail n’est souvent pas un choix pour les travailleuses domestiques, et que cela sert principalement l’intérêt de leurs employeurs. S’en prévaloir pour justifier des salaires faibles est un raisonnement pour le moins spécieux.

Cependant, malgré ces limites, une des catégories socioprofessionnelles les plus vulnérables au Maroc sera désormais protégée par la loi. C’est un succès réel pour lequel il convient de féliciter le gouvernement, et aussi — voire surtout — les ONG marocaines dont le travail sans relâche, depuis des années, a ouvert la voie à cette réforme d’envergure.

Maintenant que la loi est votée, il va falloir l’appliquer. Pour cela, le prochain gouvernement (des élections sont prévues cet automne) devra mettre en place des mécanismes d’application, qui permettront notamment aux inspecteurs du travail de faire des vérifications chez les employeurs. Il faudra aussi lancer une vaste campagne de communication, de préférence à la télévision et en darija (arabe dialectal marocain, la langue comprise de tous dans le royaume) afin que les employées connaissent leurs droits et les employeurs, leurs devoirs.

Si elle est appliquée dans les règles, cette loi créera une onde de choc sociale au Maroc. Après des décennies de quasi-servitude, des centaines de milliers de « kheddamat » pourront enfin relever la tête et être reconnues pour ce qu’elles sont : des citoyennes, avec des droits.

Ahmed Benchemsi est le directeur de la Communication et du Plaidoyer pour le Moyen Orient et l’Afrique du Nord chez Human Rights Watch.