Paul Pogba après la victoire contre l’Allemagne en demi-finales de l’Euro, le 7 juillet. | VALERY HACHE / AFP

Loïc Ravenel, collaborateur scientifique au Centre international d’études du sport (CIES), décrypte le fonctionnement du marché des transferts après celui, historique, de Paul Pogba vers Manchester United pour 110 millions d’euros.

Pourquoi les dirigeants de Manchester United ont-ils dépensé 120 millions d’euros pour s’attacher les services de Paul Pogba ?

Parce qu’ils les ont d’abord. Ils ont énormément d’argent, donc ils peuvent se permettre de payer des sommes très importantes. Forcément, cela produit de l’inflation et augmente la valeur des transferts. En mai, nous avions estimé que plusieurs joueurs valaient plus de 100 millions d’euros. Pogba n’était qu’à 90.

Mais le marché a quand même une logique. Le prix d’un joueur peut s’évaluer en fonction de ses performances, de son âge, du club qui le détient, de la somme dépensée précédemment pour l’acquérir, du nombre d’années de contrat qu’il lui reste. On arrive à un résultat très proche de la réalité. Ensuite, il y a quelques tops joueurs, qui en plus de leur valeur intrinsèque, possèdent une valeur marketing. Ils sont « bankable » et permettront notamment au club de vendre un grand nombre de maillots. Cette donnée augmente encore leur valeur globale.

Quelle est la principale différence avec les transferts des années 2000 ?

Dans les dix derniers plus gros transferts de l’histoire du football, on constate qu’il y a encore celui de Zinédine Zidane de la Juventus Turin vers le Real Madrid [75 millions d’euros en 2001]. La grande différence avec le transfert de Paul Pogba, c’est que Zidane était déjà une superstar. Il était au top de sa carrière. Ce n’est pas le cas de Paul Pogba. Cela fait plusieurs années que l’on entend dire qu’il va devenir une superstar, mais c’est encore une potentielle superstar. Dans trois ou quatre ans, il pourrait être à maturité et avoir une valeur extraordinaire. C’est ce genre de joueurs que les clubs anglais essayent de trouver.

Manchester United avait déjà initié le mouvement l’année dernière avec Anthony Martial [en provenance de Monaco pour 50 millions d’euros plus 30 millions de bonus en fonction des performances du joueur] et on peut dire que ça a fonctionné. Sa valeur a augmenté, le club peut faire une affaire en le revendant. Mais encore une fois, c’est le marché qui va définir les superstars. Si un joueur est estimé à 100 millions d’euros et qu’il part à 120, c’est bien qu’il représente quelque chose. On peut penser à Antoine Griezmann. On l’a évalué à 120 millions d’euros, mais on peut imaginer que des clubs anglais puissent mettre 150 millions sur lui.

Pourquoi les clubs peuvent-ils dépenser autant d’argent ?

Ils ne le peuvent pas tous. Seulement quelques clubs ont de plus en plus de revenus. Il y a une très forte croissance du budget des tops clubs qui alimentent le marché des transferts. Cet argent sert d’abord à recruter les meilleurs joueurs puis les autres. Mais en ce qui concerne les transferts de « seconde zone » (autour de 40 millions d’euros), cette année, les clubs anglais ont probablement cherché à annihiler la concurrence. Ce qu’il faut voir, c’est que la Premier League et les grands clubs (Barcelone, Real Madrid, Bayern Munich, PSG, Juventus) travaillent à une échelle mondiale. Forcément, leur base de revenu a considérablement augmenté.

Justement, comment se porte le monde du football ?

Sa progression est forte. Et ce n’est pas terminé. Il y a encore des marchés à conquérir. La Chine est en train de mettre en place une économie du football. Aux Etats-Unis, la MLS [championnat américain] monte en puissance. Même le Mexique est en train de se faire sa place. Tout cet argent favorise les meilleurs clubs. La Premier League a pris de l’avance depuis la création de son championnat en 1992. L’objectif était de créer un spectacle, un produit Premier League exportable à l’étranger, avec des stars, relativement équilibré, etc.

On retrouve finalement les mêmes conséquences que dans la mondialisation : les riches sont de plus en plus riches mais de plus en plus de joueurs ont du mal à bâtir une carrière. Si une recrue n’est pas la hauteur, elle sera revendue et remplacée très rapidement. Paul Pogba n’est évidemment pas représentatif des joueurs de football dans le monde entier, tout comme les grands clubs. La réalité du système, c’est que les joueurs subissent une très forte mobilité, qui est plus souvent descendante qu’ascendante. Grossièrement, des joueurs capables de générer des transferts de plus de 1 million d’euros, il doit en exister un millier. Il faut relativiser et placer la logique des transferts à l’échelle mondiale.

A quel moment cette logique de concentration des richesses peut-elle s’autodétruire ?

Je ne sais pas. A chaque fois qu’on a remis en cause le fonctionnement du football, on a constaté plus tard qu’on avait eu tort. Il suffit de relire L’Equipe ou France Football au moment de l’arrêt Bosman en 1985 [qui a libéralisé le marché des transferts en Europe]. On pensait que les gens n’allaient plus être intéressés par le football parce qu’il n’y aurait plus de joueurs nationaux dans les clubs. Le football possède encore une marge de progression illustrée par la montée en puissance de la Chine, des Etats-Unis, etc. Le seul moyen d’enrayer ce développement serait que les autorités mettent en place des moyens de régulation. Mais ce n’est pas le cas.

Pourquoi ?

Quand vous évoquez le « salary cap » [limitation de la masse salariale des clubs, sur le modèle des ligues sportives américaines] ou le partage des revenus dans une Ligue, personne n’en veut. Ce n’est pas dans la culture du foot européen. A l’inverse, quand David Beckham est arrivé en MLS, la Ligue, donc les clubs qui la composent, a accepté de prendre en charge une partie du transfert et du salaire de Beckham. Parce que tout le monde avait conscience que l’arrivée d’une telle star allait bénéficier à tout le championnat. La Premier League commence à fonctionner un peu comme ça. Les droits télé sont répartis de manière plutôt équitable entre les 20 clubs. Même s’il y a encore trop de différence.

Pourrait-on voir émerger une ligue des grands clubs en Europe ?

Je ne pense pas. Ce n’est pas la même culture qu’aux Etats-Unis. En Europe, on a encore beaucoup de clubs avec des cultures nationales fortes, avec un ancrage territorial important. Mais pourquoi ne pas viser plus de redistribution lors des transferts ? Les clubs pour lesquels le joueur a joué ainsi que celui dans lequel il a été formé pourraient recevoir plus d’argent. C’est quelque chose qui existe déjà, mais on peut aller plus loin et établir une redistribution plus efficace. A l’inverse en Angleterre, la Premier League n’a aucune volonté de développer la formation nationale. Les joueurs anglais n’ont pas assez de temps de jeu et quand la Fédération anglaise de football demande l’instauration de quotas, la Premier League lui répond que non, elle laissera jouer les meilleurs. Dans les autres pays, le lien entre la Fédération et la Ligue est encore fort.